- Le "chef", c'est la "tête", c'est donc l'organe qui centralise, qui reçoit les impressions, qui les soupèse, qui décide et qui veille à ce que ses décisions soient exécutées. C'est donc en même temps un organe de commandement, un juge, un animateur et un éducateur.
S'il veut remplir sa tâche complètement, s'il veut devenir et rester un vrai chef, il faut qu'il sache tout d'abord organiser son propre travail et trouver le temps nécessaire pour s'occuper des problèmes si importants qui lui incombent.
Le chef ne peut pas et ne doit pas tout faire lui-même ; cependant il est responsable de tout ce que font ses subordonnés. Comment sortir de ce dilemme ? Il y a deux moyens : soit que le chef impose à ses sous-ordres sa volonté par des prescriptions et des règlements auxquels ils doivent se plier, soit qu'il leur apprenne à agir et à décider d'eux-mêmes comme le chef l'aurait fait à leur place.
Ce deuxième procédé est un idéal qu'il faut atteindre par tous les moyens possibles. Si le premier est convenablement appliqué, il peut, lui aussi, concourir au même but, mais ce n'est pas souvent le cas. Avec M. Daellenbach1 nous appellerons le chemin à suivre celui de "la décentralisation des responsabilités".
1 Die Dezentralisation der Verantwortung ais Arbeitsmethode, Von W. Daellenbach, "Technik und Betrieb", 1925, Orell Füssil, Zurich.
- 1. LA DECENTRALISATION DES RESPONSABILITES
Nous allons examiner successivement deux principes fort simples, dont l'application est cependant assez difficile :
1° "Aucun chef ne doit faire lui-même ce qu'un sous-ordre peut faire tout aussi bien que lui, afin de rester libre pour les choses qu'il est seul capable de faire".
Cette règle, Si plausible qu'elle soit, est plus difficile à suivre qu'on ne le pense au premier abord. C'est tellement plus vite fait de faire une chose soi-même que de devoir longuement expliquer à un autre comment on veut qu'elle soit faite, qu'on est tenté de toujours courir au plus pressé au lieu de chercher à former à temps des collaborateurs capables. Ainsi l'on reste chargé d'une foule de besognes absorbantes qui empêchent de se vouer, comme il le faudrait, aux tâches plus importantes. On est d'autre part facilement porté à croire que pour avoir son affaire, son bureau ou son atelier bien en main, il faille tout voir, tout décider, tout signer soi-même.
Ceci n'est possible que dans un cadre très restreint, car "chaque individu a des limites de travail qu'il ne peut impunément dépasser". Celui, au contraire, qui sait choisir, former et conduire ses collaborateurs de façon que d'eux-mêmes ils prennent les décisions qu'il aurait prises, lui, à leur place, "n'a pas de limites dans sa possibilité d'expansion".
Se décharger sur des collaborateurs capables, ce n'est pas chercher à décharger sa responsabilité sur d'autres épaules ; car le chef digne de ce nom "est et reste responsable de tout ce que font ses subordonnés", c'est lui qui doit les former, les diriger et les animer de telle sorte qu'ils travaillent dans la direction qu'il veut donner à son affaire.
On peut encore envisager ce même problème sous un autre angle :
- 2° "Dans chaque cas, il faut que ce soit celui qui est le mieux orienté qui ait la compétence de décider".
Cette seconde formule paraît aussi évidente que la première et, cependant, combien souvent ne voit-on pas le contraire. Dans une intention louable d'unification, les sous-ordres n'ont que le droit de proposition, la décision étant réservée au supérieur. Cette façon de faire est souvent poussée trop loin; les chefs supérieurs d'une entreprise sont ainsi trop chargés, ils n'ont pas le temps d'étudier eux-mêmes toutes ces questions de détail et signent de confiance. Alors pourquoi ne pas laisser cette responsabilité aux sous-ordres, quitte à ce que les chefs, pour rester orientés, se fassent communiquer les décisions prises. Souvent le chef de service charge son secrétaire de lui faire un rapport ; or ce dernier est souvent bien moins à même de juger de la situation que le sous-ordre responsable de la marche du département.
Ces fautes d'organisation proviennent de l'état d'esprit qui est à la base de la "méthode d'organisation bureaucratique". Lorsqu'on parle de cette dernière méthode, on pense avant tout à des entreprises d'Etat, alors que la méthode opposée, celle de la "décentralisation des responsabilités", fait plutôt penser aux entreprises privées. Il est vrai qu'une entreprise d'Etat peut supporter plus longtemps une solution bureaucratique qu'une entreprise privée qui doit pouvoir lutter avec succès contre la concurrence ; mais l'esprit bureaucratique ou l'esprit décentralisateur dépend avant tout de l'esprit des chefs qui sont au travail dans ces entreprises.
- Un exemple amusant, pris dans une industrie privée, montrera à quelles solutions ridicules l'esprit bureaucratique peut mener. Une entreprise suisse, trouvant que l'on faisait faire trop de photographies par le photographe de la maison, décréta que chaque commande au photographe, pour être valable, devait être visée par un "directeur". Le visa d'un fondé de pouvoir était donc insuffisant. Auparavant tous les chefs de subdivisions avaient le droit de faire faire les photos qui leur paraissaient nécessaires dans l'intérêt de la maison.
Cette nouvelle ordonnance visait une réduction du nombre des photos, car on pensait que les directeurs veilleraient à ne pas en laisser faire d'inutiles.
Quelles sont les répercussions psychologiques et pratiques d'un ordre de ce genre ? Tout d'abord, on blesse les chefs de divisions en leur montrant qu'on ne les juge pas capables de s'adapter sur ce point au désir de la direction. Ensuite on les met dans une situation fausse : pour se couvrir ils proposent toutes les photos que l'on pourrait faire et laissent au directeur le soin de décider celles qui sont inutiles. Mais le directeur, de son côté, n'a pas le temps de s'occuper de ces détails ; il a heureusement autre chose à faire et il donnera son visa sans regarder. Résultat pratique : le nombre des photos augmente !
Mais alors, comment faut-il s'y prendre ? Il faut éduquer les chefs de divisions afin qu'ils connaissent les limites accordées par la direction. On peut aussi éventuellement limiter les dépenses par un budget et demander à chaque chef de tirer le meilleur parti possible des crédits accordés. Tout ceci augmente le sens de la responsabilité, éduque les sous-ordres, crée des solutions positives.
Nous nous empressons d'ajouter que la mesure ci-dessus indiquée n'a eu qu'une très courte existence, le bon sens ayant fini par triompher ; mais cette manière de chercher à résoudre le problème est symptomatique ; elle se retrouve, hélas trop souvent, à la base de bien des règlements.
Cependant il ne faudrait pas sauter dans l'autre extrême et croire que toutes règles, tous règlements soient inutiles ou faux, bien au contraire; mais un règlement bien fait doit se borner à donner les grandes lignes, les directives selon lesquelles chacun à sa place doit collaborer à la prospérité de l'ensemble. Les règlements doivent être conçus de façon à faciliter la formation et la direction des sous-ordres. Il faut qu'ils favorisent leur développement en stimulant leur initiative, dans la direction voulue par le chef, mais ils ne doivent en aucun cas être des éteignoirs supprimant la responsabilité et l'initiative.
"Les vrais organisateurs savent se servir de la méthode de décentralisation des responsabilités, ils savent s'entourer d'hommes capables et les galvaniser pour qu'ils mettent toute leur initiative au service de la cause commune."
Voyons maintenant successivement le chef sous ses divers aspects :
2. LE CHEF, UN ORGANE DE COMMANDEMENT
Dans un pays démocratique on se demande parfois s'il est nécessaire d'avoir des chefs, si la masse ne peut pas se diriger elle-même. Le chef est aussi nécessaire à n'importe quelle organisation que la tête est nécessaire à l'être humain pour coordonner ses mouvements. Plus la tâche est grande, plus il est nécessaire d'avoir une "hiérarchie" de chefs depuis le directeur jusqu'au dernier des collaborateurs.
C'est dans l'armée que l'on rencontre la hiérarchie la plus accentuée, parce que c'est là que la préparation au travail est la moins poussée et que l'imprévu, le brusque changement de situation, est le plus grand.
Pour 7 hommes on trouve 1 caporal,
pour 6 sous-officiers on trouve 1 lieutenant,
pour 5 officiers subalternes on trouve 1 capitaine,
pour 4 capitaines on trouve 1 major,
pour 3 majors on trouve 1 lieutenant-colonel,
pour 2 lieutenants-colonels on trouve 1 colonel.
- Plus la fonction devient difficile, moins le nombre de subalternes directs est grand. (Les chiffres ci-dessus ne tiennent pas compte des services auxiliaires, très nombreux, attachés à chaque chef pour le seconder, et dont il a également la direction et la responsabilité.)
Dans l'usine, nous retrouvons la même hiérarchie dans le commandement, avec cette différence que le nombre des sous-ordres directs varie fortement suivant le genre de travail. Avec des ouvriers qualifiés, pour des travaux de longue durée ne variant guère, on peut diriger avec un personnel de maîtrise très restreint ; là, par contre, où il faut travailler avec des manoeuvres, si le travail varie constamment et réclame tout le temps de nouvelles dispositions à prendre, il faut un personnel de maîtrise beaucoup plus nombreux.
Cette hiérarchie dans le commandement pose une série de problèmes psychologiques que chaque chef doit connaître s'il veut tirer de l'organisation dans laquelle il travaille le meilleur parti possible.
Lorsque le chef d'une entreprise, pour commencer par en haut, voit la nécessité d'agir de telle ou telle façon, il concrétise sa pensée sous forme d'un ordre ou d'une instruction précise à ses sous-ordres directs. Ceux-ci, à leur tour, cherchent à bien saisir la volonté de leur chef et traduisent sa pensée en précisant le mode d'exécution chacun dans son domaine respectif. C'est ainsi que, tout en se ramifiant, l'ordre prend une forme toujours plus concrète jusqu'à l'exécution de chaque détail nécessaire à l'ensemble.
Pour qu'un organisme de ce genre puisse fonctionner, il faut que chacun apprenne à respecter les instances de commandement (suivre la voie du service).
Représentons-les schématiquement comme suit :
Schéma d'une hiérarchie de commandement de quatre échelons où chaque chef n'a que deux sous-ordres directs.
Si IA voit que IV fait une chose contraire à ce qu'il voudrait qu'il fasse, il ne doit pas s'adresser directement à IV, il faut qu'il fasse venir II, son subordonné direct et profite de cette occasion pour lui exposer son idée et voir avec lui comment il désirerait que le travail de IV soit organisé. A son tour Il fera venir III pour le mettre au courant et lui donner ses instructions modifiées ou complétées par l'entretien qu'il vient d'avoir avec IA.
C'est ainsi qu'il faut procéder si l'on veut profiter de chaque occasion pour "former" ses sous-ordres tout en respectant leurs compétences. En faisant ainsi on leur montre que c'est sur eux que l'on compte, que c'est eux qui doivent veiller à ce que cela marche bien.
On objectera peut-être que ce chemin est trop long, que le directeur n'a pas le temps de faire venir ses intermédiaires et qu'il vaut mieux arrêter tout de suite un travail fait en pure perte, parce que mal exécuté.
Considérons successivement la valeur de ces objections :
- 1° "Perte de temps pour le directeur". Quand il fait sa tournée de bureau ou d'atelier, il n'a qu'à prendre avec lui son sous-ordre direct ; il peut ainsi discuter avec lui et le former toujours mieux à ses idées. En agissant de la sorte, il corrige non seulement les fautes vues par hasard, mais il évite leur renouvellement. Par la même occasion il ouvre les yeux de ses sous-ordres, qui seront mieux à même de veiller à ce que le travail soit bien fait et qui déchargeront ainsi réellement leur chef.
2° "Ne pas laisser faire du mauvais travail". Lorsque la maison brûle, on éteint l'incendie avant de se demander qui l'a allumé ! Il est toujours possible d'intervenir directement lorsque cela "brûle", mais il faut alors immédiatement avertir les intermédiaires, ceux que l'on a "sautés", car c'est une ingérence directe dans leur domaine. Si on ne le fait pas, ces intermédiaires ne peuvent plus se sentir responsables, puisque l'on change leurs dispositions sans les consulter et sans les orienter. C'est leur enlever du même coup tout plaisir au travail. Trop de chefs oublient l'importance qu'il y a à respecter les compétences de leurs sous-ordres. Ceci ne doit pas être confondu avec une remise à l'ordre d'un ouvrier qui n'est pas à son affaire. En agissant ainsi, le chef supérieur renforce l'autorité de ses sous-ordres.
- Mais il ne suffit pas que le chef y pense ; chacun, dans une entreprise, doit savoir que s'il ne peut pas accomplir comme on lui a dit de le faire la tâche qu'il a reçue, il doit en soumettre immédiatement rapport à son chef direct. L'ingérence d'un chef supérieur est "une" des mille raisons qui peuvent empêcher l'exécution d'un ordre antérieur. Il faut donc, dans ce cas également, en aviser le chef.
Si le chef sait attacher plus d'importance à la formation de ses sous-ordres directs qu'à la correction de petites fautes par-ci, par-là, il lui est facile de se soumettre à cette discipline. Si en plus, ses sous-ordres sont dressés à faire immédiatement rapport lorsqu'ils ont dû modifier leur façon de travailler, la "voie du service est respectée du haut en bas de l'échelle et la responsabilité des instances intermédiaires reste complète".
Voyons maintenant ce qu'il en est dans la direction inverse : de bas en haut ?
Il est important que chacun connaisse également ses responsabilités dans ce sens-là.
Supposons que IV désire que D (voir figure précédente) modifie quelque chose dans sa façon de travailler. Il ira premièrement trouver son collègue et lui proposera la modification en question.
C'est le "pont" entre instances du même grade. Nous voulons appeler ce pont la collaboration horizontale. Malheureusement cette collaboration laisse souvent beaucoup à désirer. Cela provient, en général, de deux attitudes psychologiques fausses :
- 1. IV au lieu de présenter son désir sous forme de "suggestion" ou de "question", en demandant à son collègue s'il ne croit pas qu'on pourrait essayer autrement, commence par lui laisser entendre que ce qu'il fait "est faux", qu'il "doit" le faire de telle ou telle façon.
2. D au lieu de chercher à tirer profit des idées de son collègue, commence par les repousser, les considérant comme une ingérence dans son domaine, persuadé qu'il sait mieux comment il doit faire, blessé dans son amour-propre et enfin, parce qu'il cherche moins l'intérêt de l'ensemble que ses aises immédiates. Or tout changement demande un effort.
- Tout ceci fait que trop souvent les instances directement intéressées se tirent dans les jambes au lieu de vraiment collaborer.
Que doit faire IV si, malgré un refus de D, il ne reste pas moins persuadé qu'il a raison ? Il faut qu'il s'adresse d'abord à son chef hiérarchique direct, à III, et lui soumette la proposition. Si ce rapport doit être écrit, il est important qu'il soit court, qu'on voie du premier coup d'oeil de quoi il s'agit et quels seraient les avantages et le coût de la solution proposée. Sans cela, ce rapport risque bien d'attendre avec d'autres sur le tas des suggestions à reprendre quand on en aura le temps !
III se mettra alors en relations avec son collègue C ; ce dernier se fera renseigner par D. Supposons que III et C n'arrivent pas à s'entendre pour les mêmes raisons qui ont déjà empêché IV et D d'arriver à un accord. Il peut se passer alors deux choses : ou bien III convaincu que l'idée de IV est bonne, remet l'affaire à son chef II ou il ne la juge pas assez importante et laisse tomber la chose tout en avertissant IV de sa décision.
Dans ce dernier cas, IV, s'il continue à croire qu'il a raison, peut encore en référer directement à II tout en avertissant III de sa démarche.
Ce droit est nécessaire pour deux raisons:
- a) c'est une soupape de sûreté pour éviter que IV ne puisse être tenu en échec par III, sans possibilité d'en référer plus haut ;
b) cela augmente la responsabilité de IV qui n'a plus la possibilité de se disculper en disant : "J'ai toujours dit qu'il faudrait faire ainsi, mais on ne l'a jamais fait", phrase encore trop souvent entendue dans la bouche des sous-chefs lorsqu'on apporte des perfectionnements aux conditions de travail dans un bureau ou dans un atelier.
- Comment se fait-il que ce "droit" soit rarement utilisé ? C'est que le chef intermédiaire, dans notre cas III, le voit d'un mauvais oeil et il sait le faire comprendre à IV qui ne recommence plus. Or cette mentalité de III est fausse. S'il a pris la responsabilité de ne pas pousser plus loin, et que IV insiste, il devrait de lui-même proposer à IV de s'adresser directement à II afin d'éviter de donner à son sous-ordre l'impression d'autocratisme de sa part ; de son côté, Il doit faciliter cette attitude à III en évitant de lui faire des reproches, même si, après avoir étudié la question, il est de l'avis de IV (ce qui n'arrive du reste que très rarement).
Des cas de ce genre sont de très bons exercices de collaboration verticale si les chefs savent l'utiliser dans ce sens.
Cette "voie du service" doit être enseignée et exercée à tous les degrés de la hiérarchie de commandement ; c'est un rouage vital et tous les chefs devraient s'efforcer d'en maintenir le bon fonctionnement.
Voyons maintenant la tâche du chef sous un autre aspect :
3. LE CHEF, UN JUGE
Chaque fois qu'une plainte est formulée par un sous-ordre, le chef doit intervenir et "juger" le cas. Il doit tout d'abord faire une "enquête", car on ne peut pas se créer une opinion en se basant uniquement sur ce que dit le plaignant. Il faut toujours écouter les deux sons de cloche. Il est plus important de découvrir les causes ~>profondes du conflit que de fixer exactement les faits, conséquences de ces causes. Il faut pour cela voir les délinquants individuellement et ne les confronter que le lendemain, alors que chacun d'eux a reconnu son erreur.
Rappelons en passant une règle fort simple, très importante, dont il ne faudrait à aucun prix s'écarter : Ne jamais Laisser dire du mal d'un tiers sans immédiatement donner à ce dernier la possibilité de se défendre en présence de celui qui l'a critiqué.
Certains chefs ne suivent pas ce conseil parce qu'ils aiment s'orienter sur ce qui se passe en écoutant des racontages ; ils savent bien qu'ils ne doivent pas tout prendre pour du bon argent, mais ils partent du principe "qu'il n'y a pas de fumée sans feu". Ces "rapportages" laissent cependant des traces dans l'esprit du chef qui les écoute. Les sous-ordres qui travaillent sans intriguer finissent par être désavantagés par rapport à ceux qui se livrent à ce manège1. Résulta t: Petit à petit tous font la même chose, la méfiance s'établit entre les chefs qui s'épient et se dénigrent ; l'atmosphère de travail devient intenable.
S'il faut payer ce prix-là pour être renseigné, mieux vaut ne rien savoir. Du reste, qu'apprend-on par des rapportages ? Tout, sauf ce qu'il serait important de savoir. On ne voit bien que par ses propres yeux. Rien ne vaut "l'oeil du maître", qui sait aller voir sur place et au bon moment.
Considérons encore d'autres difficultés que le chef rencontre quand un sous-ordre se plaint : c'est le fait qu'il est très rare qu'un homme se plaigne directement de la chose dont il devrait et pourrait se plaindre.
L'art du chef comme "juge" est donc de trouver l'endroit sensible, afin de porter son intervention à la place malade et non à la périphérie, où son action reste stérile.
Les faits mis au clair, il s'agit d'établir les responsabilités et les culpabilités. Il y a là une nouvelle difficulté. C'est très rare qu'il y ait une seule personne fautive à la fois. La faute est souvent reportée sur l'instance qui exécute, au lieu d'être également recherchée parmi les instances supérieures. en particulier chez soi-même.
1 On rencontre aussi le défaut contraire qui consiste à former une "coterie" et à couvrir les fautes, même des fautes graves, de ses camarades au détriment de l'intérêt de la maison. Il faut savoir maintenir le juste milieu.
- Le professeur Friedrich, de Karlsruhe, distingue quatre cas :
- 1. L'ordre initial a été mal conçu par le chef ; c'est donc là qu'il faut corriger.
2. L'ordre était bien conçu, mais a été mal compris par le sous-ordre. Il y a là de la faute des deux : du chef qui aurait dû s'assurer qu'il était bien compris "en faisant répéter l'ordre" ; du subordonné qui a accepté la tâche qu'on lui confiait sans s'assurer s'il avait bien saisi la volonté de son chef. Chacun à sa place doit donc se sentir responsable.
3. L'ordre était correct, la transmission bonne, mais la personne chargée d'exécuter la tâche n'avait pas les capacités voulues pour vaincre les difficultés rencontrées. Là encore la faute est double : le chef n'aurait pas dû confier une tâche trop difficile à son sous-ordre ; ce dernier, par contre, n'aurait pas dû l'accepter ou tout au moins aurait dû faire rapport en voyant qu'il n'était pas à même de remplir la mission qu'on lui avait confiée.
4. Les points 1, 2, 3 sont tous en ordre, mais le sous-ordre ne s'est pas donné de peine.
- Dans ce dernier cas, et dans ce cas seulement, la faute repose entièrement sur le sous-ordre, à moins que le chef de ce dernier ne se sente également responsable de n'avoir pas su éveiller en lui l'intérêt nécessaire.
Le chef étant souvent "juge et partie"1 doit compenser cette situation délicate en cherchant tout d'abord comment il aurait dû s'y prendre lui-même pour éviter que la faute en question se soit produite, c'est seulement ensuite qu'il corrigera les erreurs de principe de ses sous-ordres afin de les éduquer et de les former.
1 Il y a là une faute de principe ; l'organisation industrielle est sur ce point moins avancée que l'organisation de nos démocraties modernes.
- Après avoir déterminé la faute et les responsabilités, il s'agit de fixer les sanctions.
L'important, au moment où l'on réprimande un sous-ordre, c'est de ne pas le laisser échapper. Car il cherchera, pour se défendre, à détourner la conversation sur un point secondaire. Il faut l'amener à "comprendre et à reconnaître" l'erreur qu'il a commise, et c'est l'erreur de principe qui importe beaucoup plus que le cas particulier. Mais une fois qu'il l'a reconnue, il faut lui "laisser un chemin ouvert pour se réhabiliter".
Le professeur Friedrich distingue trois genres de sous-ordres :
- a) ceux auxquels il suffit de laisser le chemin ouvert, car ils savent d'eux-mêmes le trouver et le suivre ;
b) ceux qui ne trouvent pas le chemin d'eux-mêmes et auxquels il faut le montrer ;
c) ceux qu'il faut conduire par la main parce qu'ils ne sont pas capables d'y arriver autrement.
- Il est évident que seul le cas a) est vraiment digne d'un chef et qu'il faudrait amener tous ses sous-ordres à faire partie de cette catégorie.
Une autre règle importante demande que lorsqu'un cas est liquidé on n'en parle plus. Il est normal qu'un homme actif, qui ne craint pas de prendre des initiatives, fasse des fautes. Le directeur d'une grande entreprise se plaisait à dire: "Il n'y a que les fainéants et les imbéciles qui ne font pas de fautes". Il faut savoir oublier les erreurs qu'un homme a pu commettre pour ne considérer que sa valeur présente. Sans cela, on lui enlève toute possibilité de franche collaboration et de développement normal. Evidemment un homme peu doué reste peu doué et il ne faut pas lui demander plus qu'il ne peut donner ; mais une erreur se corrige et si l'on a dit avec beaucoup d'humour que "la vie est un fleuve que l'on remonte en gaffant", il est juste également "qu'un homme intelligent est un homme qui ne fait pas deux fois la même faute".
Il y a encore trop de chefs qui tiennent certains de leurs sous-ordres courbés sous le poids des fautes passées, les leur rappelant à tort et à travers, mais qui, par contre, n'ont jamais eu le courage de "juger" le cas et "d'appliquer la sanction" pour provoquer le redressement nécessaire. Ce n'est pas ainsi que l'on forme de vrais collaborateurs.
Voyons maintenant successivement l'emploi des trois armes dont dispose le chef comme juge :
- 1. La louange.
- Il est malheureusement bien rare que le chef sache exprimer au bon moment sa satisfaction d'un effort donné ou d'un travail bien fait. Il part du principe que le travail "doit" être bien fait et que, tant que l'on ne dit rien, c'est que l'on est content. C'est juste, et cependant "le sous-ordre a besoin de s'entendre dire qu'on est content de lui". On lui confirme de cette manière qu'il est sur la bonne voie, qu'on l'apprécie. Faut-il donc distribuer des louanges à droite et à gauche sans arrêt ? Non, car elles ne porteraient plus. L'art du chef est de savoir montrer son contentement au moment où le subordonné en a besoin, soit après un grand effort, lorsqu'il a surmonté des difficultés intérieures ou qu'il a réalisé un progrès, soit pour lui redonner de l'élan lorsqu'il perd confiance en lui-même. Il ne faut jamais oublier que le subordonné a besoin de l'estime et de la confiance de son chef pour pouvoir donner son plein rendement.
- 2. Le reproche.
- Il arrive malheureusement qu'on distribue plus souvent des reproches que des louanges. La réprimande, le "garde à vous" est nécessaire, mais il faut savoir l'appliquer à bon escient. Une réprimande disproportionnée à la faute commise va presque toujours à fin contraire. Le sujet s'indigne contre le reproche immérité, ne reconnaît pas sa faute et perd confiance en la justice du chef. N'oublions pas que les fautes des sous-ordres pour lesquelles le chef s'indigne le plus, sont, en général, celles où il a une part de responsabilité, mais qui auraient pu être évitées si ces sous-ordres avaient été plus intelligents. Il est donc prudent de suivre la recommandation des gens expérimentés qui mettent en garde contre les réprimandes faites dans un état de colère. Lorsqu'il est nécessaire de faire sentir son indignation, il faut que cela soit de l'indignation "réchauffée"1, par conséquent dosée et dont on reste maître.
Quand on gronde, il faut toujours avoir devant soi le but que l'on veut atteindre, c'est-à-dire l'éducation, la formation de son sous-ordre ; il faut donc penser aux réactions que cela déclenchera en lui et non pas laisser libre cours à un moment de mauvaise humeur.
- 3. La punition.
- On a trop longtemps considéré la punition comme la suite méritée, voire même la compensation d'une faute commise. Une fois "l'amende" payée, le cas est réglé. Une punition n'est nécessaire que lorsque le fautif n'est pas capable de surmonter son défaut lui-même, lorsque seule la crainte de la punition lui permet de se maintenir dans le droit chemin. Mais si cette crainte ne suffit pas, la répétition de la punition (amende ou réprimande) perd sa valeur éducative, fait un effet "chicaneur" et engendre l'hostilité. D'autre part, lorsqu'on a reconnu sa faute et que l'on a en soi la force de ne plus la refaire, la punition va à fin contraire : elle rabaisse au lieu de fortifier.
C'est un art très difficile de punir à bon escient et de savoir "bien doser" la punition. Ce sont des cas individuels2 qu'il faut traiter comme tels. Aussi est-ce la dernière des compétences qu'on puisse décentraliser sur ses sous-ordres. Tout d'abord il faut les avoir rendus capables de manier cette arme redoutable dans un sens éducatif. La punition est comparable à une opération chirurgicale. Elle peut être nécessaire pour sauver la vie du patient, mais si l'on opère à tort et à travers, le sujet en meurt.
- 1 R. Courau. Le patron et son équipe. Editions Berger-Levrault, Paris.
2Quand les règlements imposent des sanctions, l'art du chef consiste à faire comprendre, dans chaque cas, à l'intéressé, comment il doit accepter la punition infligée par les règlements.
- Le chef, comme instance de commandement, est un rouage nécessaire, le chef devenu juge est là pour éviter et corriger les fautes. Ce sont des fonctions nécessaires, mais insuffisantes. Le chef doit être plus que cela, il doit être celui qui entraîne les autres, qui polarise leurs énergies.
Considérons-le donc sous ce nouvel aspect :
4. LE CHEF, UN ANIMATEUR
Une foule sans chef est un réservoir d'énergies latentes, incapable d'un effort créateur ; mais dès qu'un chef surgit, s'il a saisi ce que voudrait et pourrait faire cette foule, il peut réveiller ces énergies, unir et diriger ces forces au service d'une même tâche. Cette foule improductive devient une phalange d'ouvriers travaillant, produisant, servant l'humanité.
C'est ce rôle du chef que nous voulons examiner maintenant, moins dans son "essence" qui est ou n'est pas donnée à un individu, que dans les "moyens" dont il dispose pour animer ses hommes.
Le plus vieux et le plus connu d'entre eux, c'est l'exemple, l'exemple du chef. Il faut que le chef sache que les yeux de ses subordonnés sont constamment dirigés sur lui. On entend souvent dire, il est vrai, qu'il suffit de donner le bon exemple par son travail et qu'en dehors on peut faire ce que l'on veut. Mais ce que le subordonné doit trouver en son chef, c'est un exemple, non seulement dans le travail, mais aussi dans la façon de surmonter les problèmes que pose la vie en général. Il doit sentir que pour sa part son chef a réussi à trouver la solution de ces problèmes. Cela lui donne confiance et il se sent entraîné dans le même sens. Son chef devient ainsi son guide, son conducteur.
Pour pouvoir être un exemple, il faut arriver à résoudre avec joie et conviction les problèmes que la vie nous pose. Ceci exige de la "discipline personnelle", car comment voudrait-on conduire les autres si l'on n'est pas même capable de se diriger soi-même ?
En demandant en particulier à ses sous-ordres qu'ils se donnent à leur travail, il est évident que le chef doit se dévouer entièrement au sien et faire passer les avantages de l'entreprise pour laquelle il travaille avant ses intérêts particuliers ou ses jalousies.
Le chef leur demande de travailler, il doit donc être un exemple de travail, car il est facile d'obtenir la collaboration d'autrui si l'on exige encore plus de soi-même.
Il y a là une difficulté psychologique. En quoi doit consister ce travail du chef ? Il y a des chefs qui travaillent fébrilement du matin au soir. Ils sont certes toujours très occupés, mais font-ils du bon travail ? Pas toujours.
Il vaut souvent mieux savoir s'arrêter un moment, aller se promener dans la campagne et réfléchir à ses affaires, à son avenir, aux dispositions générales à prendre dans le calme, avec la distance voulue. Mais comment les sous-ordres comprendront-ils que c'est du travail ? Déjà si facilement portés à croire que le poste de directeur est un poste ou l'on peut "se couler la vie douce", il faut leur montrer que l'important, c'est d'être actif, c'est d'avoir une activité créatrice ; en les tenant au courant de son activité et des problèmes qu'il a à résoudre, le chef empêchera ses sous-ordres de se faire de fausses idées à ce sujet.
Il faut être en outre un exemple de vérité, être "vrai". Si évident que cela soit, ce n'est pas aussi facile qu'on le croit. Etre vrai, c'est : ne pas se parer du savoir d'autrui.
Or que se passe-t-il en général ? Lorsqu'un ouvrier X propose une amélioration, son chef direct commence souvent par la repousser, puis il la modifie légèrement pour l'adapter à sa mentalité et à ses expériences. Sous cette forme l'idée lui plaît et il montre à son chef l'amélioration qu'il a introduite. C'est bien rare qu'en faisant cela il avoue que c'est l'ouvrier X qui la lui a suggérée. Il vole ainsi une idée sans en indiquer la source. Résultat : les ouvriers n'ont plus d'intérêt à chercher des améliorations et s'ils en trouvent, ils les gardent pour eux. Si, au contraire, toute amélioration était récompensée, elle servirait à stimuler la recherche et à maintenir l'intérêt de chacun en éveil.
"Etre vrai", c'est encore tenir ce qu'on a promis. Ce n'est presque jamais la bonne volonté qui manque, mais ce sont les circonstances qui font que cela n'est pas possible. Aussi est-ce à l'origine qu'il faut chercher le remède : "Il ne faut pas promettre plus que l'on ne peut tenir".
En général, on fait très attention quand on promet une chose par écrit, il faut donc s'imposer la discipline de ne pas dire oralement plus que ce qu'on est prêt à confirmer par écrit. Il est vrai que c'est difficile ; supposons un chef qui veut engager un collaborateur: il aura la tendance à lui décrire la place en rose, à lui montrer toutes les possibilités de développement quelle renferme. Le chef indique bien que tout cela dépendra de la valeur du candidat, que ce sont des "chances" qu'il aura ; mais ce dernier prend ces possibilités pour des assurances, car il est sûr d'avoir les capacités voulues et plus tard, lorsqu'il ne pourra pas avancer à l'allure qu'il avait espéré, il aura l'impression que c'est son chef qui n'a pas tenu ses promesses. Ceci explique très clairement d'où vient l'idée si répandue que "si l'on n'a pas une chose par écrit, cela ne compte pas".
On voit donc que s'il est si difficile de "tenir ce qu'on a promis", c'est que c'est très difficile de "ne promettre que ce que l'on est sûr de pouvoir tenir".
Les subordonnés attendent également des chefs qu'ils soient conséquents. Etre conséquent : c'est ne demander que ce que l'on peut et que ce que l'on est décidé à obtenir. Ceci est déjà vrai pour l'éducation des petits enfants. Dans les familles où la mère passe son temps à dire à ses enfants : ne faites pas ceci, ne faites pas cela, mais où elle ne sévit pas quand l'enfant le fait tout de même, il y a de l'indiscipline et des mécontentements parce que la mère n'est pas conséquente. Inversement, si les mères ne défendent que ce qui est vraiment nuisible à l'enfant, elles savent se faire obéir et elles sont aimées et respectées ; tout le monde s'en trouve mieux.
Ce qui est vrai pour les enfants l'est tout autant pour les adultes. Il ne faut demander que ce que l'on est décidé à obtenir. Il est vrai que ce n'est pas l'avis de chacun. Certains croient qu'il faut exiger beaucoup pour obtenir quelque chose. L'expérience montre que ces gens ont tort. S'il se peut que les premières fois le sous-ordre s'efforce de faire tout ce qui est exigé, dès qu'il aura fait l'expérience qu'il n'y arrive pas et que de plus son chef laisse passer la chose (parce qu'il sait que ce n'est pas possible), il ne le prendra plus au mot, mais haussera les épaules lorsqu'on lui demandera d'aller plus vite et ne fera que ce qui lui semblera bon. "La vis ne mord plus".
Citons, parmi de nombreux exemples, celui d'une fonderie surchargée de commandes. On a pu augmenter la production de 20 % en reprenant toutes les commandes au bureau de préparation du travail et en ne sortant, jour après jour, que la quantité qui devait être liquidée le jour même. Contremaîtres et ouvriers, voyant qu'ils étaient capables de liquider la tâche dans le temps demandé, "en mirent un coup" et ils y arrivèrent. Au bout de quelques semaines le retard était rattrapé.
Etre conséquent, c'est encore ne pas changer trop souvent de direction. Il est nécessaire de savoir s'adapter aux circonstances, mais un chef qui veut polariser les efforts de ses subordonnés ne doit pas les inquiéter par des revirements, des changements de front trop fréquents. Il faut savoir marcher droit au but que l'on s'est donné.
Ceci ne doit pas empêcher le chef de regarder autour de lui pour voir s'il est toujours sur le bon chemin. Il doit ainsi régulièrement "faire le point" pour contrôler sa position, sans laisser voir ses hésitations à ses sous-ordres. Dans tous les cas, c'est a lui de prendre toujours à nouveau une décision et de "donner la direction de marche", sans cela il risque de voir chacun de ses sous-ordres tirer de son côté.
Par sa discipline personnelle, par la conséquence de ces actes, le chef peut être un exemple qui entraîne et anime ses sous-ordres. Mais pour que cette attitude porte des fruits, il faut que les sous-ordres sentent en leur chef la volonté de servir, de servir l'entreprise et d'être l'appui et le conseiller de chacun d'eux.
Voyons comment le professeur Friedrich classe la mentalité des divers chefs. Il distingue :
- 1. Le dictateur absolu qui va son chemin sans s'occuper de personne.
2. Le dictateur qui cherche à faire croire que ce qu'il fait est dans l'intérêt de ceux qu'il dirige (dans le but de pouvoir retarder le moment où la vague de réaction viendra le balayer de son poste).
3. Le supérieur qui sait qu'en traitant ses sous-ordres avec égards il obtiendra d'eux davantage qu'en les brusquant.
4. Le chef qui est là pour servir ceux qui sont sous ses ordres.
- Les dictateurs 1 et 2 se passent de commentaires ; les supérieurs du type 3 sont encore assez répandus parmi les divers degrés de l'échelle des cadres. Ils sont souvent très étonnés de ne pas trouver de reconnaissance chez leurs sous-ordres pour la façon pleine d'égards dont ils les traitent. Friedrich compare ces gens a un ami qui vient vous faire visite, qui est des plus aimables pendant toute la soirée, puis en partant vous tire à part pour vous emprunter de l'argent. Quelle reconnaissance aurons-nous pour son amabilité ? Le vrai chef est le n°4, c'est le seul qui nous intéresse ici.
Aussi est-il utile de faire en passant un petit examen de conscience, afin de savoir quel est notre comportement envers nos subordonnés. Si nous sommes absolument honnêtes envers nous-mêmes, nous répondrons que nous avons simultanément les quatre attitudes, car avec certains collaborateurs nous dictons, nous imposons nos ordres, avec d'autres nous les expliquons ; il y a des collaborateurs que nous ménageons, parce qu'ils sont difficiles et d'autres que nous cherchons effectivement à aider.
Voyons maintenant comment le chef peut faire sentir sa bonne volonté à ses sous-ordres, car il ne suffit pas de les aimer, il faut encore le leur faire comprendre.
Les occasions ne manquent pas, mais il faut savoir les utiliser. Il n'y a pas de jour dans une entreprise, où l'on n'apporte quelque amélioration, qu'il s'agisse d'outillage, d'éclairage, de disposition de la place de travail, de prévention contre les accidents, d'hygiène ou d'autre chose encore. Mais il est rare que ces améliorations soient regardées par les ouvriers comme un acte de bonne volonté à leur égard. Ils s'en plaignent même souvent, parce que cela dérange leurs habitudes et leur fait paraître, au début, le travail plus difficile. Les faits seuls ne suffisent pas et peuvent être interprétés de bien des façons différentes. Il faut donc préparer ses sous-ordres, faire naître en eux le désir de ce qu'on va leur donner, leur en expliquer les avantages, leur faire sentir la bonne volonté qui anime leurs chefs. Ces efforts-là ne sont pas toujours immédiatement couronnés de succès, mais ce n'est pas une raison pour se décourager, car si l'intention de servir y est, elle finit toujours par se faire sentir et par être appréciée.
Un chef qui travaille avec le désir de "servir" et qui joint à cela le sens psychologique nécessaire pour conduire ses hommes, obtiendra d'eux le maximum de ce que l'on peut en obtenir, tout en créant en eux le vrai esprit de collaboration, d'estime réciproque et de dévouement pour la tâche commune.
5. LE CHEF, UN EDUCATEUR
Tout ce que nous avons vu jusqu'à présent contribue à l'éducation des sous-ordres. Il y a cependant un certain nombre de points qui demandent à être traités séparément dans ce chapitre.
Voyons tout d'abord de quels moyens le chef dispose pour éduquer ses sous-ordres.
Nous avons premièrement les rapports réguliers (journaliers ou hebdomadaires) où les affaires courantes sont traitées et où les directives pour la période qui suit sont données. Il y a ici divers écueils qu'il s'agit d'éviter : ne traiter en commun, dans ces rapports, que les choses intéressant tous les participants ; liquider rapidement les affaires pendantes (ce qui n'est pas mûr pour une décision rapide doit être remis à l'étude en dehors du rapport) ; éduquer ses sous-ordres à présenter leurs demandes lors du rapport sous une forme claire et concise, puis à proposer eux-mêmes les solutions qui leur paraissent les meilleures. La tâche du chef consistera donc à diriger ses sous-ordres par des questions, pour leur faire préciser leurs idées, et les amener à la solution qu'ils désirent, puis à sanctionner (éventuellement protocoler) la décision prise. On les amène ainsi à une collaboration intelligente. Les chefs qui parlent toujours eux-mêmes et ne savent pas écouter et laisser parler leurs sous-ordres ne sauront jamais exactement ce qui se passe et, ce qui est tout aussi grave, éteignent toute initiative chez leurs collaborateurs.
Nous avons encore comme autre moyen d'éducation les fautes commises par les sous-ordres, ou plus exactement l'occasion qu'elles fournissent d'entrer en contact avec la personne qui a commis par l'erreur. Les chefs qui savent profiter utilement de ces occasions sont ceux qui amènent leurs sous-ordres à trouver par eux-mêmes où ils se sont trompés et qui en profitent pour élargir leur compréhension, pour leur apprendre à réfléchir plus logiquement, à s'astreindre à de meilleures disciplines de travail1.
- 1 Voir également à ce sujet le chapitre précédent : "Le chef, un juge", en particulier le paragraphe sur récompenses et punitions.
- Un autre moyen encore, c'est la tournée du chef, "l'oeil du maître". Il faut qu'un chef quitte son bureau et aille régulièrement faire une tournée dans son entreprise ou son département pour vérifier la marche de son affaire. Ceci aussi demande à être fait systématiquement, si l'on veut que ces tournées aient un rendement efficace. Il ne s'agit pas de se promener sans rien voir et de se contenter de la vue d'ensemble. Il faut vouloir vérifier un détail et si possible le détail qui cloche à ce moment-là. Si l'on connaît son affaire et ses collaborateurs, on sait où sont les difficultés, où il pourrait y avoir un relâchement ou une faute, et c'est là que l'on ira voir. Cependant, en faisant des tournées de ce genre, le chef ne va pas corriger un détail quelconque vu par hasard, parce qu'on l'aurait fait autrement, sans se faire expliquer auparavant par le chef directement responsable, pourquoi il le fait ainsi. On évite ainsi de provoquer du désordre et on acquiert une influence éducatrice et bienfaisante.
Il ne faut pas oublier non plus le contact que l'on peut trouver avec ses collaborateurs en dehors du travail, dans le sport, dans les sociétés, en les invitant chez soi. Ce contact est nécessaire, car il permet de connaître ses sous-ordres dans un autre milieu et d'arriver à un rapprochement plus. intime. Ce rapprochement n'est bon et ne porte ses fruits que quand il est spontané et sincère. Car c'est dans la conversation libre que peuvent se traiter toutes les questions générales et que la conception sociale et morale de ses collaborateurs s'éclaire d'une façon beaucoup plus naturelle et fructueuse que pendant les heures de travail. A côté de i influence directe de chaque chef, il faut organiser la formation systématique en instituant des "cours pour début d'apprentissage , des "ateliers de formation professionnelle", des "cours de cadres" tels qu'ils ont déjà été introduits par plusieurs entreprises.
Après cet aperçu de quelques-uns des moyens dont disposent les chefs pour éduquer leurs collaborateurs, voyons quels sont les "points" sur lesquels il faut les former. Nous ne parlerons que de certains d'entre eux, sur lesquels il faut toujours insister à nouveau.
1. Chercher l'essentiel.
- Dans toute tâche il y a un point important, qu'il faut saisir et respecter à tout prix, et une quantité de points secondaires qui sont des directives utiles, mais pouvant s'adapter aux nécessités.
Il est donc nécessaire, dans la façon de donner et d'expliquer une tâche, d'apprendre à ses sous-ordres à toujours chercher premièrement l'idée directrice à laquelle il faut qu'ils se conforment en tous les cas, puis à saisir les points secondaires qui sont pour eux des indications précieuses, qu'ils doivent savoir adapter aux circonstances. Les tâches prennent ainsi du relief, elles deviennent vivantes et intéressantes.
- 2. Chercher à perfectionner.
- Examiner tout travail avec l'intention de l'améliorer : "Toute chose peut être mieux faite qu'elle n'est faite."1 (Ford). Nous prenons l'habitude de demander : pourquoi a-t-on fait ainsi jusqu'à présent ? Pourquoi cette opération, cette écriture, ce mouvement ? sont-ils nécessaires, ne pourrait-on pas les supprimer ou en tout cas les simplifier encore ? Inculquons cet état d'esprit à chaque collaborateur afin d'éviter la mentalité étroite et routinière qui conduit au : "On a toujours fait ainsi".
1Il y a un proverbe qui dit : "Le mieux est l'ennemi du bien" ; ceci doit mettre en garde contre les améliorations qui n'en sont pas.
- 3. L'expérience.
- Nous empruntons ici encore la façon de penser du professeur Friedrich en distinguant les quatre points suivants :
- a) Rassembler les expériences. Montrer comment il faut observer pour voir, pour ordonner ce que l'on a vu et pour savoir s'en servir.
b) Réclamer les expériences d'autrui. Ne pas repousser les suggestions que l'on vous fait, mais apprendre à en profiter, plus que cela, à les provoquer, car c'est seulement ainsi que l'on tire vraiment parti des expériences faites par les autres.
c) Transmettre ses expériences. C'est le contraire du "petit carnet" personnel que l'on porte soigneusement sur soi pour que personne ne risque de le voir et de profiter de nos expériences, ceci dans le but de se rendre indispensable. La bonne attitude consiste à former ses collaborateurs, à les mettre au courant de tout ce qu'on sait, afin de se libérer pour d'autres tâches qu'on ne pourrait pas entreprendre sans cela.
d) Appliquer ses expériences. Il ne suffit pas de savoir, il faut appliquer ce que l'on sait. Or très souvent des collaborateurs vous disent, lorsqu'une amélioration est introduite : "Il y a longtemps que je dis qu'il faut faire cela". Ces collaborateurs-là sont inutiles ; un collaborateur doit apprendre à réaliser ou à faire réaliser ce qu'il sait être bon ou nécessaire, il doit sentir que sa responsabilité va jusque-là et ne s'arrête pas avant.
- 4. Disposer à l'avance.
- Emportés par le "train-train" de tous les jours, nous avons souvent de la peine à prendre le temps nécessaire pour organiser notre travail à l'avance. Une habitude qu'il faut enseigner dès le début de la formation professionnelle, c'est de ne jamais laisser l'apprenti commencer un travail avant d'avoir réfléchi comment il veut le faire, d'habituer les chefs d'équipe à faire leur plan de travail le soir pour le lendemain. C'est ainsi que l'on arrive à dominer son travail au lieu d'être dominé par lui. Ceux qui se laissent bousculer par les événements et qui courent toujours au plus pressé n'arrivent pas à se ressaisir, ils ne conçoivent même plus que l'on puisse faire autrement. En introduisant les méthodes rationnelles de travail, qui consistent précisément à s'organiser à l'avance, il faut faire fonctionner un certain temps l'ancien système du "se débrouiller au dernier moment" en parallèle avec le nouveau. Ce n'est que quand le travail préparé par ce dernier a remplacé le travail en cours, non encore préparé, que l'on peut supprimer l'ancien système et récupérer des forces de travail. Cette difficulté explique pourquoi il est souvent malaisé d'obtenir de ses sous-ordres (et de soi-même) qu'ils préparent effectivement leur travail à temps.
- 5. Apprendre à collaborer.
- Comment enseigner cela ? Nous avons déjà vu plus haut bien des faces de cette question. Il faudrait pouvoir mieux orienter ses sous-ordres, leur exposer par des cours (cours de cadres par exemple) ou par des conversations particulières ou encore au moyen de communications écrites (journal d'usine) quelles sont les tâches des autres parties de l'entreprise, surtout celles avec lesquelles ils sont en rapport. C'est ainsi qu'ils seront initiés aux difficultés que les instances supérieures ont à vaincre. Questions de finance, de traitement, de choix et de formation des cadres, etc. Or, des que ces choses sont comprises on est plus patient, plus tolérant, on cherche à aider, alors qu'avant, on critiquait et dénigrait faute de pouvoir comprendre.
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