BIBLIOTHEQUE PROFESSIONNELLE ET SOCIALE
FONDATION SUISSE POUR LA PSYCHOTECHNIQUE

A. CARRARD

PROFESSEUR EXTRAORDINAIRE
A L’ECOLE POLYTECHNIQUE FEDERALE, ZURICH


LE CHEF
SA FORMATION ET SA TACHE


Sixième èdition

DELACHAUX & NIESTLE S. A.
NEUCHATEL, 4, rue de l’Hopital
PARIS VIIe, 32, rue de Grenelle
Editè en Suisse, 1949



PREFACE

Cette brochure est destinée aux chefs de tous rangs, qu'ils travaillent dans des bureaux ou dans des usines. C'est pourquoi l'auteur a cherché à éviter toute terminologie psychologique étrangère au praticien d'atelier. Il peut être utile cependant de rappeler en quelques mots, en employant dans celle préface le langage des psychologues, quelles sont les bases scientifiques sur lesquelles s'appuie ce travail, afin de permettre un rapprochement entre les expressions de la littérature psychologique1 et celles que l'on rencontre dans cet ouvrage.
Au chapitre 11, l'auteur parle du besoin d'activité et de développement que l'on rencontre chez tout homme normal et sain. En psychologie, ce besoin s'appelle vitalité intérieure, instinct de conservation, forces qui poussent chacun. à se développer, à s'affirmer, à vouloir jouer un rôle. Comme tous les individus ne sont pas également doués, comme tous ne rencontrent pas les mêmes conditions, il y en a qui devancent les autres dans les positions supérieures. Ceux qui ne sont pas assez compréhensifs pour se soumettre de plein gré - faute de savoir reconnaître qu'une certaine hiérarchie est nécessaire - éprouvent un sentiment d'opposition à l'égard de ceux qui ont le droit de les commander, parce qu'ils se sentent contrecarrés dans leur besoin de développement légitime. Cet état de choses engendre l'envie. Chez le sous-ordre qui voit ses désirs arrêtés par l'autorité de son chef naît un sentiment de crainte, puis un sentiment d'infériorité, auquel succède à son tour un besoin de défense, d'opposition, voire même de haine vis-à-vis de son supérieur. Cet état d'esprit, d'individuel qu'il est à l'origine, peut devenir collectif.
Si l'on considère d'autre part les dangers inverses, ceux qui menacent le chef vis-à-vis de ses subordonnés, on voit que sa situation lui confère le droit de pouvoir disposer, décider, commander, ce qui risque de trop favoriser son besoin de paraître, de réussir, de s'imposer. Il sera porté à surestimer sa valeur, oubliant que les circonstances sont pour beaucoup dans le poste qu'il occupe. Par répercussion, il sera tenté de sous-estimer ses sous-ordres. Cette double tendance crée le sentiment de supériorité, d'orgueil, souvent d'intolérance. Par là s'explique également le besoin de réprimander inhérent à certains chefs.
Ce sont ces mêmes idées que l'on retrouvera dans cet ouvrage, mais développées différemment.

L'auteur tient également à attirer l'attention sur deux travaux, parus aux Etats-Unis, qui touchent au même problème, mais par un autre côté :
Celui de la "Western Company inc."2 où la recherche scientifique des repos intercalaires dans un atelier a amené, de fil en aiguille, à l'interview de tous les ouvriers et à la formation psychologique systématique des chefs de tous grades. Ce travail démontre l'importance capitale de cette formation et fait ressortir l'influence qu'elle a sur la mentalité de l'ouvrier et sur sa capacité de production.
Le second travail est celui de Mooney James D. et Beily Alan C. : "Onward Industry"3 où les auteurs ont, en particulier, attiré l'attention sur les difficultés psychologiques qui résultent du fait que le "patron" cumule tous les pouvoirs législatifs, exécutifs et juridiques. Ils voient dans la séparation des pouvoirs un moyen de combattre efficacement certaines difficultés psychologiques collectives inhérentes au système actuel de nos entreprises. Cet ouvrage paraît toucher un point important du problème du travail, sans qu'il soit possible de voir dès à présent quelles répercussions pratiques en découleront.
Les considérations qui suivent s'adressent à tous les chefs de n'importe quel degré. Elles se basent sur les conditions du travail telles qu'on les rencontrait avant 1939 en Suisse et en France ; les lois psychologiques générales restant vraies quelles que soient les conditions extérieures du travail.

1 Voir à ce sujet : Dr F. BAUMGARTEN, Psychologie et facteur humain dans l'entreprise, Delachaux & Niestlé S. A., Neuchâtel.
2 Institut International d'Organisation du travail. Genève. S. R. 6. P. 1.
3Harper & Bros., New York et Londres XX et 534 S.


I - L'homme et le travail
II - La valeur du travail
III - De la psychologie des rapports entre humains
IV - Les aptitudes au commandement
V - Le chef, sa tâche
VI - Ce qu'on attend d'un chef
VII - L'aide que la psychologie appliquée peut apporter à la vie des affaires
Annexe - Le travail d'usine et l'âme humaine



I
L'homme et le travail

Quel est le but du travail humain ? N'est-ce pas de rendre service à l'individu comme à la communauté ? Est-ce que ce désir de servir a toujours été déterminant dans les décisions que nous avons prises ? Et même si cela a été le cas, n'avons nous pas négligé le côté psychique de l'individu dans l'organisation du travail ? Peut-on sans préjudice ne pas tenir compte des valeurs humaines ?
Tout industriel qui ne respecterait pas les lois économiques marcherait à la faillite.
Le même sort attend ceux qui ne respectent pas les lois psychologiques. On rencontre ici comme ailleurs la dépendance inéluctable de causes à effets.
Gagner de l'argent est une satisfaction indirecte. Si l'on ne travaille pas par intérêt pour le travail que l'on fait, mais uniquement pour le salaire qu'on touchera en récompense de l'effort fourni, on laisse s insinuer un état d'esprit qui provoque à la longue un sentiment de dépendance, voire même d'esclavage.
Mais l'ouvrier peut aussi trouver une satisfaction directe à l'accomplissement de la tâche qu'on lui a confiée. Il se sent alors maître de son travail et ce dernier l'ennoblit.
Etudions donc successivement l'attachement au travail, à l'entreprise et aux chefs. Cherchons les conditions les plus favorables pour que cet attachement naisse spontanément.

1. L'ATTACHEMENT AU TRAVAIL

Côté psychique.

Tout d'abord deux questions :
1° Est-ce que l'ouvrier (pris au sens le plus large de l'homme au travail) trouve en général une satisfaction directe dans l'accomplissement de sa tâche ?
2° Peut-on, par des mesures spéciales, augmenter le plaisir au travail ? ou exprimé négativement: A-t-on, par des mesures d'organisation, rendu sans y prendre garde l'attachement au travail psychologiquement plus difficile ?

Pour pouvoir répondre à cette deuxième question, il faut chercher tout d'abord quelles sont les conditions dans lesquelles l'attachement au travail est naturel, c'est-à-dire en harmonie avec les aspirations biologiques humaines.
Ce sentiment de satisfaction par le travail accompli atteint son maximum quand :

a) par un effort volontaire nous avons réalisé un progrès vers le but que nous nous sommes proposé (ou que nous avons accepté) ;
Pourquoi un effort ? N'a-t-on pas aussi du plaisir lorsque quelque chose nous réussit sans effort ? Certes, mais cela ne va pas aussi profond.
Volontaire : c'est-à-dire accepté par la personne qui le fait, accepté comme but général et comme tâche particulière.
Réalisé : c'est la preuve tangible qu'on est sur le bon chemin.
Progrès : avoir surmonté une nouvelle difficulté donne le sentiment que l'on avance.
Vers un but : une réussite dans une direction inattendue donne évidemment aussi de la satisfaction, mais sentir qu'on avance vers le but que l'on s'est donné ou que l'on a accepté, produit une joie plus intense encore.

b) nous avons réussi une tâche qui nous a été confiée et que nous constatons la satisfaction de celui qui nous l'a donnée.
Alors que la formule a) ne se rapporte qu'à l'attitude à l'égard du travail, la formule b) tient compte de la réaction à l'égard du chef, elle fait ressortir le besoin que nous avons de sentir qu'une tâche nous est confiée, que par conséquent nous sommes considérés comme capables de la remplir. D'où une fierté encore plus grande de l'avoir réussie. Cependant cette satisfaction n'atteint son maximum que si le chef sait faire comprendre son contentement. Malheureusement il y en a peu qui sachent le faire au bon moment et de la bonne manière.

Côté technique.

Si les conditions a) et b) ci-dessus sont les meilleures pour faire naître un attachement spontané au travail, elles ne suffisent pas ; car pour que celui-ci puisse réussir, il est nécessaire que certaines conditions préliminaires soient remplies :
Il faut que l'ouvrier possède son métier ; donc on doit le lui enseigner systématiquement. Les méthodes modernes de formation professionnelle développées et appliquées par l'auteur permettent de diminuer pour les adultes le temps de formation nécessaire, d'augmenter la maîtrise de l'ouvrier et, par répercussion, son plaisir au travail et sa fierté professionnelle.

Côté moral.

Il faut encore que l'ouvrier veuille donner son plein, qu'il travaille spontanément, de lui-même au lieu de se laisser pousser par les circonstances ou par ses chefs. Pour cela, il est indispensable qu'il se sente une responsabilité, une mission, afin que chaque matin il puisse à nouveau se donner pleinement à son travail.

2. L'ATTACHEMENT A L'ENTREPRISE

I. La responsabilité à l'égard du pays.

Ce qui fait la force de tous les grands mouvements sociaux et politiques, c'est l'idée de solidarité s'étendant à l'ensemble du pays.
Les meneurs se justifient par cette idée de solidarité,
les vrais chefs savent réveiller l'idée de solidarité pour l'ensemble du pays.
Le problème de l'industrie est actuellement un problème national Toute industrie est un facteur de :

RECONSTRUCTION (confiance, solidarité, développement physique, psychique, civique)
ou de
DESTRUCTION (méfiance, égoïsme, dégénération ; guerre entre individus, entre classes, entre nations).

L'esprit qui règne dans une entreprise est une flamme dans le pays, flamme qui éclaire et réchauffe ou qui consume et détruit.
Beaucoup de chefs ne pensent qu'à leur affaire et oublient qu'elle est solidaire de toutes celles du pays ; cela ne les empêche pas de s'étonner de ce que leurs subordonnés n'aient pas, eux, un sentiment de solidarité pour l'entreprise dans laquelle ils travaillent !

II. Comment créer l'esprit d'équipe dans l'entreprise ?.

1. Les meilleures conditions.

Cherchons, comme dans le chapitre précédent, à voir quelles sont les conditions les meilleures pour que naisse tout naturellement l'esprit d esprit qui se base sur nos instincts sociaux.
a) L'ouvrier (dans le sens le plus large du mot) s'attache à l'entreprise dans laquelle il travaille dès qu'il comprend le rôle qu'elle joue dans le pays, dès qu'il sent l'esprit qui y règne (cet esprit est celui des chefs) et qu'il voit dans ses collègues des collaborateurs travaillant avec lui à la tâche commune.
b> H faut que l'ouvrier se sente un facteur organique, pensant, co-responsable et non pas un rouage mécanique interchangeable. (C'est pour cela qu'il faut le développer en lui apprenant autant de choses que possible).
En outre, il faudrait que chaque collaborateur puisse avoir avec l'affaire un contact aussi vivant que le directeur lui-même. Que manque-t-il donc pour que ce contact puisse avoir lieu et comment l'établir ?

2. Comment s'y prendre ?

a) L'aide individuelle:
L'EMBAUCHE est le premier contact du sujet avec l'entreprise. Psychologiquement, c'est un moment très important : tout ce qui s'y dit reste gravé dans la mémoire du candidat. Il faut donc faire tout particulièrement attention aux paroles qu'on prononce. Seule une honnêteté absolue est de mise ; il s'agit surtout d'éviter de donner plus d'espérances qu'on ne pourra tenir.
LE PREMIER JOUR a sur un nouveau venu une influence bien plus grande qu'on ne le croit généralement. Ce doit être un jour de réception, pour ne pas dire de fête. Le nouvel engagé doit sentir qu'on est heureux de le voir venir, qu'on se donne la peine de bien l'initier à son nouveau travail afin qu'il puisse plus rapidement rendre les services qu'on lui demande ; il a ainsi l'impression d'être reçu et incorporé dans l'équipe.
L'APPRENTISSAGE, soit la période pendant laquelle le "nouveau" s'initie à son travail, présente deux phases :
La première, qui est remplie par l'attrait de la nouveauté partout où l'on se donne la peine d'instruire convenablement. Elle est relativement facile à surmonter.
La deuxième, qui est celle de l'entraînement systématique jusqu'à la possession du métier. Il s'agit pour l'instructeur d'amener son sujet à passer de la curiosité d'apprendre du nouveau à la fierté de posséder son métier.
LA PERIODE DE MAITRISE est de beaucoup la plus longue, puisqu'elle peut s'étendre sur des dizaines d'années. L'important, c'est de toujours faire appel à la personnalité tout entière de ses collaborateurs, non pas seulement à l'un de ses côtés, et de leur montrer qu'on leur fait confiance en leur donnant des tâches nouvelles, afin qu'ils ne s'endorment pas sur un travail devenu automatique.

"Faire partager son intérêt et sa conviction à ses sous-ordres."
"Etre un homme vibrant et non une machine à commander."

b) L'orientation collective :
Elle est trop facilement négligée, dans la hâte des travaux quotidiens. Il est cependant important de faire connaître l'histoire de l'entreprise, ses fondateurs, ses luttes, ses victoires. Il est bon que chacun connaisse le patron et son état-major, qu'il soit oriente sur l'esprit et la tradition de la maison, et en outre, qu'on lui fasse réaliser le but de l'organisation de l'entreprise, la tâche et les difficultés de chaque département. Enfin, une chose en général facilement réalisable, mais qu'on oublie très souvent, c'est de montrer le produit fini et son utilisation. Voir à ce sujet en annexe l'étude sur "Le travail d'usine et l'âme humaine", paragraphe III, A.
xxx
L'important, c'est d'être absolument ouvert vis-à-vis de ses sous-ordres et de leur faire part de ce que l'on sait, afin de les intéresser ; s'efforcer de ne pas vivre au jour le jour, mais de sentir la mission qui nous est confiée et de transmettre ce sentiment à nos collaborateurs.

III. Comment avoir soi-même cet esprit.

Le dévouement à un but supérieur disparaît dès que le matérialisme et l'égoïsme sont au premier plan de notre activité ; il renaît avec la certitude d'un but qui en vaut la peine et cette certitude provient de la foi en la destinée humaine.
Aujourd'hui la méfiance règne en maître avec sa camarade la peur.
La confiance n'est psychologiquement possible que là où règnent :
L'HONNETETE SANS COMPROMIS, car dès que je cache mes intentions, j'ouvre la porte à la méfiance ;
LA PURETE, car les passions sexuelles créent des ravages partout où l'homme n'en est pas maître ;
LE DESINTÉRESSEMENT (oubli de soi), c'est-à-dire l'attitude par laquelle on cherche d'abord à rendre service - dans la vie privée comme dans celle des affaires - et ensuite seulement à assurer son gagne-pain. D'ailleurs, il est facile de faire de bonnes affaires avec les gens qui ont adopté cette attitude, car une affaire est bonne lorsque chacun y trouve son avantage ;
L'AMOUR OBJECTIF : amour qui n'a rien de sentimental ; c'est l'attitude de celui qui cherche objectivement la bonne solution pour son prochain, c'est le côté positif du "Ne faîtes pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'ils vous fassent".

Etre des hommes délivrés d'eux-mêmes, au service de l'usine et du pays, voilà le but pour chaque chef et pour ceux qu'on lui confie.

3. L'ATTACHEMENT A SES CHEFS

A côté et au-dessus des facteurs indiqués sous 1 et 2, c'est la personnalité du chef, du chef à tous les degrés de la hiérarchie, qui détermine la mentalité de ses sous-ordres.

"Tel maître, tels serviteurs."

Toute organisation reste lettre morte si elle n'est pas animée par l'esprit des chefs, si ces derniers ne savent pas entraîner vers le but commun les hommes qui leur sont confiés.
Ceux qui y réussissent sont ceux qui savent répondre aux besoins existant dans chaque personnalité humaine :

a) Le besoin de pouvoir s'appuyer sur quelqu'un étant très développé, cela explique pourquoi les foules suivent si facilement ceux qui donnent l'impression d'avoir trouvé une solution aux problèmes de l'heure présente. C'est une nécessité que de pouvoir s'en remettre à quelqu'un qui sait et qui a la force de le réaliser. Le chef doit être cet appui sûr pour ses subordonnés.

b) Le besoin de se sentir apprécié découle du besoin de s'affirmer, de réussir, de s'imposer. Déjà le résultat atteste l'utilité de l'effort. L'appréciation d'autrui, en particulier celle des chefs, vient encore le confirmer et joue un rôle psychologique énorme. C'est ainsi qu'on peut "renflouer" un homme qui se décourage devant les difficultés, en lui montrant qu'on lui fait confiance, en mettant son travail en valeur. Mais il y a des chefs qui sont incapables de diriger leurs subordonnés, parce qu'ils ne savent pas les encourager.

c) Le besoin de se sentir responsable paraît en contradiction avec le besoin de pouvoir s'appuyer sur un plus fort que soi. N'oublions pas que l'homme est rempli de contradictions. Chacune de ces tendances existant en lui, c'est l'équilibre de ces forces qui fait l'équilibre de l'être humain.

Le vrai chef connaît tous ces besoins, qui sont plus ou moins apparents chez chacun de ses sous-ordres; il en tient compte, non pour les exploiter, mais pour les développer dans une saine mesure.

L'âme du chef doit chercher d comprendre l'âme de chacun de ses subordonnés.
Le chef doit apprendre à voir en ses sous-ordres des hommes comme lui, des hommes ayant des droits, des aspirations, des difficultés ; des êtres en continuelle évolution.
L'évolution humaine peut se ramener à trois arrachements successifs qui marquent le développement de l'être humain :

a) la naissance physique n'est rappelée ici qu'à titre de comparaison avec les deux arrachements suivants.

b) l'arrachement à la tutelle paternelle : se risquer dans la vie, cette grande inconnue tantôt attrayante, tantôt menaçante, sous sa propre responsabilité. Cet arrachement n'a aucunement besoin d'être brutal ; l'enfant peut, après comme avant, tenir compte de l'expérience de ses parents, mais il doit le faire spontanément, de son propre chef. Il y a trop d'adultes qui n'ont jamais eu le courage de procéder à cet arrachement ; ils restent des natures dépendantes et malheureuses, se regimbant contre l'autorité qu'ils réclament pour les protéger.

c) Le passage du "moi" au "nous" est le dernier des arrachements qui nous soit demandé. En effet, celui qui en reste au deuxième est égocentrique et asociable ; le "moi" demeurant la préoccupation centrale, le but final. Il faut sortir de cet état pour pouvoir penser à la famille, à ceux qui nous entourent, à la firme dans laquelle on travaille, au pays dans lequel on vit, à la collectivité.
Ce passage du "moi" au "nous", c'est la nouvelle naissance du chrétien, c'est le moment où l'individu capitule devant une force qui le dépasse, où il commence à sentir une mission personnelle, une tâche pour laquelle il vaut la peine de se donner dans l'intérêt général.

Les difficultés de nos sous-ordres se ramènent toujours à la troisième de ces crises d'arrachement parfois aussi à la deuxième, mais surtout chez les jeunes. Il s agit donc de leur aider à franchir ces obstacles successifs et de les soutenir dans l'accomplissement de leur destinée.

Le respect de la personnalité humaine : Chacun de nous est naturellement persuadé qu'il respecte la personnalité de ses collaborateurs. Tout homme de coeur cherche à le faire ; mais, observer ce respect jusqu'au bout n'est pas si facile qu'on le croit. Car, respecter la personnalité humaine chez chacun de ses subordonnés c'est leur parler avec la même estime qu'à ses chefs, c'est chercher chez chacun d'eux le côté positif.
Devant une carafe à moitié remplie on peut avoir deux réactions :
1° "elle est à moitié pleine", ce qui dénote une nature positive qui sait reconnaître spontanément ce qui est ;
2° "elle est à moitié vide", réflexion provenant de natures critiques et négatives. Si l'on remplace la carafe par un être humain, la différence se voit tout de suite !

Le respect de la personnalité humaine se manifeste encore dans façon de saluer. Si l'on remonte à l'étymologie du mot, c'est souhaiter le "salut" à quelqu'un, donc s'y intéresser. Après avoir souhaité le bonjour à un homme qui vient travailler chez moi, je dois aussi veiller à ce que cela soit un bon jour pour lui !
Pour cela, il faut que les chefs soient eux-mêmes des valeurs morales.

CONCLUSION

Le chef doit savoir :

1. "confier" et non imposer les travaux qu'il demande à ses subordonnés ;
2. faire comprendre le rôle de l'entreprise pour l'avenir du pays ;
3. aider chacun à surmonter ses difficultés personnelles pour qu'il soit mieux le serviteur de tous.

II
La valeur du travail

1. LE BESOIN D'ACTIVITE

Une des tendances les plus répandues dans l'humanité est certainement le "besoin d'activité". Le bébé dans son berceau se réjouit de voir bouger ses mains. L'enfant est sans cesse en activité, passant inlassablement d'un jeu à l'autre. L'homme également fait toujours quelque chose. Même lorsque fatigué de son travail professionnel, il est enfin en vacances, la première question qu'il se pose est : "Maintenant, qu'allons-nous faire ?". L'homme sain est donc sans cesse actif ; c'est un signe de maladie que de voir diminuer ce besoin d'activité.
Le "travail" est un des champs d'application de ce besoin d'agir. Il devrait donc être "ressenti comme un bienfait" répondant à une nécessité profondément ancrée en nous.
Il y a, en effet, de nombreuses personnes qui aiment leur activité professionnelle et qui en ressentent le bien-être. Mais d'où vient-il que de beaucoup plus nombreuses encore "éprouvent un sentiment pénible d'obligation" à l'égard d'un travail imposé, contre lequel elles se révoltent intérieurement ?
C'est que les conditions du travail ne sont pas suffisamment adaptées aux nécessités psychologiques de l'individu. Nous ne nous attarderons pas aux "conditions extérieures" qui sont naturellement d'une importance secondaire, puisqu'on rencontre dans les mêmes conditions "objectives" de travail des êtres heureux et d'autres qui ne le sont pas.

Nous voulons relever ici les points suivants :

a) La façon de traiter ses subordonnés.
La façon individuelle comme la façon collective. Ne voit-on pas souvent un individu qualifié de mauvais par un chef, être trouvé excellent par un autre ; et ceci uniquement parce que ce dernier a su le prendre alors que le premier ne l'avait pas compris. Outre ces différences individuelles, les conditions mêmes du travail moderne créent des difficultés psychologiques, comme nous le verrons encore par la suite.

b) La concordance entre les exigences professionnelles et les aptitudes individuelles.
Il n'est pas toujours facile de trouver pour chacun le travail qui lui convient ; or, on sait par expérience qu'il suffit parfois d'un déplacement, en apparence insignifiant, pour faire un bon ouvrier d'un mauvais. On comprend donc la nécessité d'avoir un moyen aussi sûr et rapide que possible pour déterminer les aptitudes professionnelles. C'est précisément la tâche de l'examen psychotechnique.

c) La formation professionnelle.
Cette formation était très poussée au temps des corporations de métiers ; elle a été totalement négligée depuis lors. Il s'agit maintenant de se ressaisir et de vouer à ce problème l'importance qu'il mérite. Les résultats obtenus par les "cours de début d'apprentissage", surtout par ceux qui ont été faits sur une base psychotechnique, ont prouvé que l'effet psychologique du premier contact et la possession des éléments du métier ont une influence énorme sur la mentalité de l'ouvrier vis-à-vis de son travail professionnel. On ne peut pas parler de formation professionnelle sans faire ressortir l'importance de la formation des chefs. Comme on le verra au cours de cette étude, on ne devient pas chef tout seul. Si l'on veut arriver à avoir des chefs à la hauteur de leur tâche, des chefs qui prennent avec plaisir leurs responsabilités, des chefs sous la direction desquels il est agréable de travailler, il faut les former et les éduquer par des "cours de cadres".

d) L'adaptation au milieu.
Dans les grandes fabriques de machines, les "monteurs" extérieurs, chargés du montage des groupes chez le client, sont "en général" bien "adaptés" à leur usine. Quand ils en parlent, ils disent : "mon usine", "chez nous"; si un client critique "leur" maison, ils se sentent personnellement attaqués et prennent immédiatement la défense de "leur" usine ; ils donneront volontiers un coup de collier pour que leur groupe soit prêt à temps. "Ils aiment leur métier".
L'ouvrier-manoeuvre, par contre, travaillant dans le cadre rigide des heures d'usine est "en général" mal adapté, il ne fait que juste ce qu'il faut, il le fait sans intérêt, uniquement pour gagner sa vie, il a l'impression que la maison dans laquelle il travaille cherche à l'exploiter, il est souvent aigri et hostile.
Ceci est facile à comprendre : le monteur, par son travail, est mis dans une situation particulièrement favorable ; on lui confie de grosses responsabilités, on le traite comme un collaborateur sur lequel on compte et dont on a besoin. Il est souvent en contact avec les directeurs haut placés, "il se sent quelqu'un". Le manoeuvre, lui, entre à l'usine et en sort avec la masse des autres ouvriers, il ne voit que son contremaître et souvent pour n'en recevoir que des remontrances quand quelque chose a été de travers. Il ne comprend pas l'importance du travail qu'on lui demande, il ignore à quoi servent tous ces bureaux, ces directeurs, tous ces gens qui l'entourent et le dépassent ; il n'est qu'un numéro dans une foule et se sent impuissant et isolé dans cette machinerie qui, en tournant, risque à chaque instant de l'écraser.
Doit-il en être fatalement ainsi ? Ne peut-on rien faire là contre ? Si l'on ne pouvait rien faire, cela ne vaudrait pas la peine d'en parler. L'expérience prouve qu'il y a de très nombreuses exceptions au tableau décrit ci-dessus. C'est donc qu'il y a des chefs qui savent corriger les inconvénients d'une très grande spécialisation du travail, des gens qui savent entretenir chez leurs sous-ordres le sens de leurs responsabilités, de leur valeur individuelle, de leur importance pour la marche de l'ensemble.
Il faut que le chef pense à cette partie de sa tâche, "il faut qu'il apprenne à favoriser l'adaptation de chacun de ses subordonnés aux conditions du milieu dans lequel ils sont appelés à travailler".

C'est un côté du problème ; considérons maintenant un autre de ces besoins fortement ancrés dans chaque être humain.

2. LE BESOIN DE DEVELOPPEMENT

C'est chez l'enfant que le besoin de se développer, de devenir grand est le plus apparent. Ses aptitudes naturelles se développent très rapidement, ses connaissances augmentent tous les jours, il acquiert rapidement de nouveaux automatismes qui libèrent sa pensée pour les tâches nouvelles qui se présentent à lui. Ce développement est continu, il se poursuit chez l'adulte. Une place et un travail qui conviennent aujourd'hui ne conviendront plus demain.
Le travail moderne prévoit bien des postes avec des responsabilités fort différentes, mais le passage d'un poste à l'autre est en général très brusque. Il ne peut que très rarement avoir lieu au moment opportun pour la personne qui en bénéficie. Si l'avancement a lieu trop tôt, c'est un danger, car le sujet risque de ne pas être à la hauteur de sa tâche, il risque de crouler sous une responsabilité qu'il ne peut pas porter ou d'avoir recours à des expédients qui nuisent à la bonne marche des affaires. Si l'avancement a lieu trop tard, on risque d'avoir un chef qui a perdu tout élan, toute initiative, un chef qui n'a plus le ressort de l'homme jeune qui s'élance en vainqueur à la conquête de nouvelles tâches, de nouvelles responsabilités.
Comme on ne peut pas facilement changer les conditions extérieures, "il faut que le chef sache augmenter, dans le cadre donné, la responsabilité de ses sous-ordres au fur et à mesure qu'ils sont capables de la supporter". Il doit aussi aider ses subordonnés à vaincre leurs difficultés intérieures, leur apprendre à se mieux connaître, les mieux orienter sur les possibilités qui les attendent, leur donner une notion plus juste du temps qu'il faut pour atteindre tel ou tel but.
Lorsque l'on est inquiet au sujet de son avenir, qu'on a l'impression qu'il faut se démener pour ne pas être oublié, il est particulièrement bon de pouvoir s'appuyer en toute confiance sur quelqu'un. Pourquoi ce quelqu'un ne serait-il pas précisément le chef ? C'est lui qui est le mieux orienté, c'est lui qui peut le mieux conseiller. S'il est vrai qu'il y a là des difficultés psychologiques particulièrement difficiles à surmonter, il n'en est que plus évident que c'est une tâche importante pour le chef. Elle est importante parce que c'est un problème vital pour chacun de ses subordonnés et aussi parce que le rendement d'un homme tourmenté par ces questions est de beaucoup inférieur à ce qu'il peut être dans des conditions psychologiques plus saines.

Etant donné ces deux besoins si profondément ancrés dans la nature humaine, quel peut bien être le but, la tâche du travail professionnel ?

3. LA RAISON D'ETRE DU TRAVAIL

"Il faut travailler pour vivre." - "Il faut travailler pour gagner son pain." - "Si l'homme n'était pas dans le besoin il ne travaillerait pas."
Ces paroles contiennent toutes une parcelle de vérité sans cependant répondre à la question posée.
L'activité, ou le travail qui est une forme d'activité, est nécessaire à l'homme, car l'oisif dégénère et n'est pas heureux. Mais le travail doit avoir un but positif et profond; considérons-en deux aspects :

Premièrement le travail doit faire du bien à celui qui l'exécute.

Chacun devrait trouver dans son travail le sentiment de bien-être qui découle de la mise en valeur d'une force vive ancrée dans sa nature; le travail en commun, la collaboration dans une grande entreprise, devrait répondre au sentiment de sociabilité, au besoin de ne pas se sentir isolé, que l'on trouve dans chaque être humain. Pouvoir travailler et se dévouer pour une chose qui vous dépasse devrait élever l'homme au-dessus de lui-même et le remplir d'une satisfaction intérieure profonde.
Ceci se réalise quand le travailleur est parfaitement adapté à son travail. C'est là le premier but du travail.
"Le chef doit donc s'efforcer de faciliter cette adaptation à ses sous-ordres."
Il ne suffit pas, lorsqu'il engage un collaborateur, qu'il se dise : "Pourra-t-il momentanément "fournir" le travail demandé ?" Il faut en plus qu'il se demande : "Cet homme pourra-t-il "s'adapter" au travail ? Y trouvera-t-il la "satisfaction intérieure indispensable" ? Y a-t-il chez lui les " possibilités de développement" correspondant à ses capacités" ? Ceci est nécessaire, non seulement par charité, mais parce qu'un travail soigné et rapide n'est possible "à la longue" que si toutes ces conditions sont remplies.

Mais s'il faut que le travail "serve" en premier lieu à "celui qui l'exécute", il faut que le produit de ce travail "serve" également à la "communauté".

C'est une "question de vie ou de mort" pour n'importe quelle entreprise. Il faut pouvoir écouler le produit ; pour pouvoir l'écouler, il faut qu'il soit désiré, qu'il serve à autrui. Pour qu'il soit préféré aux produits concurrents, il faut qu'il soit d'une qualité supérieure au meilleur marché. Cette loi est-elle fonction du système économique actuel ? On voit de suite qu'elle est générale, car dans aucun système on ne tolérerait à la longue des entreprises dont le travail n'aurait aucune espèce d'utilité pour la communauté. Le système libre-échangiste ne fait qu'accélérer la liquidation de situations fausses, ce qui, à côté de nombreux inconvénients, a certainement aussi de très gros avantages.
Il faut donc que le travail professionnel réponde en même temps aux "deux conditions" ci-dessus, car il ne peut satisfaire à la première sans satisfaire à la seconde, sans laquelle le travail lui-même devient pratiquement impossible.

4. CONDITIONS NECESSAIRES A LA PROSPERITE D'UNE ENTREPRISE

a) Il faut qu'elle rende service à la communauté.

Ce mot "service" est à prendre dans le sens le plus large, dans sens que Henry Ford donne au mot "servir" dans son livre Ma vie et mon oeuvre (Edition Payot, Paris). Il faut donc sans cesse se rendre compte si le travail fourni par l'entreprise, au prix et dans la forme possibles, répond encore à un besoin. Sinon, il est faux de persévérer dans une direction sans issue ; il faut retourner son char pour "servir" là où le besoin s'en fait sentir.

b) Il faut qu'elle soit convenablement financée.

Il y a beaucoup d'entreprises qui répondraient au point 1, mais qui doivent fermer parce qu'elles ne disposent pas du capital nécessaire pour faire face à leurs obligations. A quoi sert cet argent et comment est-il réparti ? Prenons un exemple pouvant se rapporter à une fabrique de machines :

Capital : 4 millions. Chiffre d'affaires : 6 millions.
Matière première, frais directs1,0million= 16,3 %
Salaires directs2,3"= 77 %
Salaires et frais indirects (ou généraux)     2,3"
Intérêts et amortissements0,4"= 6,7 %
Total6,0millions= 100 %

On voit tout de suite que le 77 % de ces 6 millions de rentrées passe en salaires, que le 16,3 % passe à l'achat de la matière première et qu'il n'y a que le 6,7 % qui soit utilisé à payer des intérêts à ceux qui ont placé là leurs économies. Ceci n'est qu'un exemple, les bilans varient très fortement d'une industrie à l'autre, mais il n'en reste pas moins que l'idée de beaucoup de travailleurs "qu'ils ne travaillent que pour le patron" ou que pour "les capitalistes" est fausse, puisqu'un énorme pourcentage leur revient à eux-mêmes.
Par contre, la conception contraire que "l'argent économisé" peut, sous forme de capital, "créer des possibilités de travail", procurant aux hommes un gagne-pain et un moyen de mettre en oeuvre leur besoin d'activité, est beaucoup trop peu répandue.
Mais comment le serait-elle si ceux qui savent ces choses, si les chefs ne se donnent pas la peine de les communiquer à leurs sous-ordres. Ici aussi il y a une lacune à combler.

c) Il faut qu'elle soit bien dirigée.

C'est, en effet, de la valeur des chefs que dépend la réussite et la bonne marche d'une affaire. On oublie trop souvent cela dans les périodes de prospérité générale, mais quand viennent les périodes de crise, on s'aperçoit bien vite que seules les maisons qui ont à leur tête des chefs de valeur arrivent à se retourner à temps et à faire face aux nouvelles conditions du marché.
Cette valeur du chef ne doit pas s'arrêter à la direction, il faut que chaque chef à sa place, du haut en bas de l'échelle, soit à la hauteur de sa tâche.
Cette tâche consiste à "créer une mentalité" favorable parmi tous les collaborateurs d'une même entreprise ; il faut que chacun soit suffisamment adapté au milieu pour pouvoir y travailler avec satisfaction et se développer ainsi lui-même et il faut que chacun ait toujours devant les yeux l'intérêt de la communauté.
Un point important, pour n'en citer qu'un, est la "lutte contre le gaspillage". Nous avons vu ci-dessus l'importance du facteur salaire pour l'établissement du prix de revient. Il faut donc que chacun s'ingénie à trouver des moyens pour "augmenter le rendement du facteur humain".
Il y a certaines personnes qui craignent que cette rationalisation n'augmente le nombre des chômeurs, car on pourra faire le travail avec moins de monde ou en moins de temps. C'est vrai, et momentanément on constate bien des exemples locaux où il en est ainsi. Mais la rationalisation a encore un autre effet, c'est de pouvoir produire plus avec le même nombre de travailleurs, c'est-à-dire de pouvoir produire meilleur marché et par conséquent de pouvoir faire profiter de ce produit une beaucoup plus grande partie de la population.

Jetons ici un coup d'oeil en arrière et faisons un peu d'histoire. Prenons l'introduction du métier à tisser. Non seulement le nombre des travailleurs utilisés pour la confection des tissus n'a pas diminué, mais il a centuplé, la consommation ayant très rapidement atteint, grâce au prix très bas, une extension qu'il était presque impossible de prévoir. Un autre exemple, la machine à tricoter les bas de soie. L'inventeur a été persécuté, parce qu'il risquait de ravir le gagne-pain de centaines de personnes. Depuis la machine a été introduite, des milliers de personnes ont trouvé du travail dans la confection de ces bas. Pour les automobiles, c'est la même chose. Lorsque Ford a introduit ses méthodes de fabrication à la chaîne, il n'a pas réduit son personnel, mais il a dû continuellement l'augmenter pour pouvoir répondre à la demande, qui croissait en proportion de la baisse du prix de revient.

La lutte contre le gaspillage amène la prospérité alors que le gaspillage, comme toute perte inutile, amène la ruine.

Les facteurs connus tendant à augmenter le rendement du facteur humain sont les suivants : l'introduction de la machine (supprimant l'effort musculaire), l'étude des temps et des mouvements (pour éviter les mouvements inutiles), l'adaptation du travail aux aptitudes individuelles de celui qui est appelé à l'exécuter, ainsi que l'adaptation de l'individu à un travail donné (sélection et formation professionnelle). Tout ceci est nécessaire, mais c'est insuffisant, cela peut même être pernicieux si l'individu, si chaque individu dans une entreprise ne trouve pas dans son activité professionnelle "la possibilité de servir et de se développer". En d'autres termes, si les deux premiers points du but du travail, dont nous avons parlé plus haut, ne sont pas remplis.
Il faut que chaque chef sente qu'il a aussi parmi ses responsabilités celle de pouvoir beaucoup pour que son entreprise devienne un centre de vraie collaboration, où la devise suisse "un pour tous, tous pour un" soit vraiment réalisée.
Le problème étant posé, voyons pourquoi il est si difficile à résoudre et quelles sont les lois psychologiques qui sont en jeu dans tout travail en commun bien organisé.

III
De la psychologie des rapports entre humains

1. ATTITUDE ENVERS LES SUPERIEURS

a) L'estime naturelle.

Le chef a en général davantage de connaissances que ses sous-ordres, et possède des qualités spéciales puisqu'il est arrive au poste où il se trouve ; le sous-ordre, moins expérimenté, cherche d'autre part une autorité sur laquelle il puisse s'appuyer ; autant de facteurs qui devraient agir dans le même sens et contribuer à développer l'estime naturelle pour le chef.

b) Le désir de se rendre utile,

de se faire apprécier, de montrer qu'on est à la hauteur de sa tâche, devrait créer une atmosphère d'entente et de franche collaboration.
D'où vient-il qu'il est rare de voir ces deux points réalisés ? Pourquoi la plupart des subordonnés manquent-ils de naturel vis-à-vis de leur chef, pourquoi ont-ils un sentiment de crainte qui va souvent jusqu'à leur ôter tous leurs moyens lorsqu'ils sont devant lui ?
Pour répondre à cette question, il faut remonter en arrière jusqu'à la tendre enfance, et voir comment les chefs successifs, parents, maîtres d'école, patrons, appliquent le "principe d'autorité". Sans discipline et sans autorité, il n'y a pas de travail en commun possible ; il ne s'agit donc pas de mettre leur valeur en doute, mais il y a autorité et autorité. Il y a des parents qui brusquent enfants en vertu du "principe" qu'il faut que les enfants apprennent à céder à la volonté paternelle ; il y en a d'autres qui ne pensent pas à eux-mêmes, mais uniquement à leurs enfants ; ce sont les parents qui, lorsqu'ils exigent quelque chose, savent faire comprendre à l'enfant que c'est pour son bien, qu'il faut qu'il apprenne à "se soumettre volontairement à une discipline supérieure" dans son propre intérêt, comme dans celui de la communauté. Les premiers inspirent la crainte ; cette crainte provoque des refoulements et développe le sentiment d'infériorité, alors que les seconds développent le sentiment de "libre subordination des caprices personnels à une tâche qui les dépasse".
Or ce phénomène, qui est particulièrement fort dans la tendre enfance, peut se répéter à l'école où des maîtres, à la tête de trop grandes classes, exigent l'obéissance passive, la même pour tous, et dans le travail professionnel où ce sont des prescriptions et des règlements qui sont imposés à chacun, trop souvent sans qu'il y ait acceptation compréhensive de sa part.
Que peut-on faire pour remédier à cet état de choses ? "Il faut que chaque chef cherche à développer la confiance en soi et l'initiative1 chez ses sous-ordres". Lorsqu'ils font une faute, il doit s'informer des "motifs" qui les ont fait agir ainsi et leur aider à trouver d'eux-mêmes comment ils auraient dû faire ; il doit parfaire leur instruction pour les mettre à même de ne plus faire de fautes semblables. Il est faux, lorsque le sous-ordre a agi dans de bonnes intentions, de le réprimander vertement et de diminuer ainsi ce qui lui reste de confiance en soi. "Bonté" et "patience" ne sont pas des signes de faiblesse si le subordonné sent que derrière cette bonté et cette patience qui viennent du coeur. il y a "la ferme volonté d'arriver au but fixé".

1 L'initiative ne consiste pas à prendre de son propre chef des décisions qui sont de la compétence des chefs supérieurs, mais bien plutôt à provoquer les ordres qu'impose la situation.

Quand le chef n'arrive pas à développer, à former ses sous-ordres pour en faire de réels collaborateurs, des personnalités se développant harmonieusement et individuellement et travaillant dans l'intérêt de tous, il s'ensuit fatalement un déséquilibre. Considérons-en deux faces successives :

c) La surestimation du chef.

Ce sentiment est très humain. L'homme a besoin de s'appuyer sur quelque chose de plus grand que lui. Il cherche un être supérieur qui le conduise et sur lequel il puisse compter, car peu d'hommes supportent l'idée d'être absolument seuls. Le sous-ordre aura donc facilement la tendance d'attribuer à son chef des qualités surhumaines. Il y sera d'autant plus facilement amené que ce dernier est tenté de favoriser cette tendance qui flatte son amour-propre, car il aime à "jouer un rôle", à marquer sa "supériorité".
Mais c'est un jeu dangereux, parce qu'en s'entourant de courtisans, qui ne voient que par ses yeux, il se prive de l'aide qu'apporte la saine critique de personnes qui peuvent voir les choses sous un autre angle ; il perd ainsi le contact avec le milieu dans lequel il vit. Il ne peut plus diriger en connaissance de cause. Il faut que le chef sente ce danger et y remédie, "il faut qu'il cherche comme collaborateurs des personnalités", même si elles sont quelquefois plus difficiles à conduire et si elles lui disent des vérités qui ne sont pas toujours agréables à entendre.

La surestimation du chef est aussi dangereuse parce qu'elle ne peut pas durer et que tôt ou tard le subordonné s'aperçoit qu'il s'est trompé, que son chef n'est pas ce surhomme qu'il s'était représenté. Il s'ensuit en général une réaction complète qui mène au

d) Mépris du chef

Plus rien de ce qu'il fait ou de ce qu'il dit n'est bon aux veux de ses sous-ordres. Ils voient en tout et partout de l'incompétence ou de méchantes intentions. Les subordonnés qui en sont arrivés là et qui méprisent leurs supérieurs ne les reconnaissent plus comme "chefs", ils refusent intérieurement de se laisser conduire par eux.
Il n'y en a cependant que bien peu qui en tirent la seule conclusion "acceptable", qui est de donner leur congé et d'aller offrir leurs services à un autre chef qu'ils puissent respecter. La plupart restent à leur place, critiquent par derrière, sabotent l'ouvrage, rendant ainsi la vie impossible à leur chef, à leurs camarades, comme à eux-mêmes.
Le chef qui se rend compte de cette situation n'a que deux partis à prendre : ou avouer sa propre incapacité et donner sa démission, ou renvoyer les sous-ordres dont il n'est pas arrivé à faire de vrais collaborateurs. Maintenir cet état de choses anormal, c'est garder un germe malfaisant dans l'entreprise et la mettre en danger, elle et tous ceux qui en dépendent.

2. ATTITUDE ENVERS LES EGAUX

a) La véritable entraide.

Partout oh l'on travaille à la même tâche, dans la même maison, la prospérité de l'ensemble dépend des efforts de chacun et c'est de la bonne marche des affaires communes que dépend la possibilité de développement de chaque individu qui y travaille. Il en découle tout naturellement un sentiment de solidarité, un besoin de "s'aider les uns les autres". Avec cet esprit de collaboration on apprend à estimer la valeur de ses collègues, on se réjouit de leurs succès. Comment se fait-il cependant que cet état d'esprit soit assez rare ?

b) L'arriviste.

Il y a des gens qui veulent à tout prix se mettre en avant, pour lesquels tous les moyens1 sont bons pour se faire valoir et pour écraser les autres sur leur passage. Ils profitent de chaque occasion pour dire quelque chose de désavantageux de leurs camarades et pour faire ressortir leur propre supériorité en se parant souvent du savoir des autres. Dès qu'on sent que le chef se laisse influencer par ces arrivistes et que l'on a plus de chance d'avancer en faisant comme eux qu'en travaillant consciencieusement à sa place, alors tout change ; chacun se confine dans son travail, ne laisse plus rien voir à ses collègues et cherche à intriguer à son tour. La collaboration idéale décrite au paragraphe précédent se transforme en méfiance, en lutte sournoise de chacun contre tous ; l'atmosphère devient irrespirable.

1 Plus ces moyens sont raffinés et plus ils sont dangereux, parce qu'on ne les découvre en général que trop tard.

c) Le faible envieux.

Ce genre de collègue est encore plus dangereux que le précédent parce qu'il est plus difficile à reconnaître. Vis-à-vis de ses chefs, il est serviable, soumis, toujours d'accord, sans personnalité. Vis-à-vis de ses sous-ordres, il est dur, cassant, injuste, distant et méfiant. Il ne veut pas se mettre en avant, car il sent son incapacité, mais il ne peut pas souffrir que les autres réussissent.
On voit tout de suite qu'il n'est pas possible de travailler dans une atmosphère de franche et ouverte collaboration avec de tels collègues.
Qu'est-ce que le chef peut faire pour lutter contre ces éléments trouble ? Car ces tendances ne sont pas seulement des exceptions, elles sont à l'état latent chez chacun. Comment les empêcher de devenir nuisibles ? Le chef doit savoir "estimer chacun à sa juste valeur" sans se laisser éblouir par le zèle ou la déférence de celui-ci ou de celui-là. Car, dès que l'on sent une main ferme, mais juste, un oeil bon, mais clairvoyant, au-dessus de soi, toutes ces tendances, tous ces essais de tirer la couverture à soi se montrent infructueux et ne trouvent, par conséquent, pas de terrain favorable pour se développer.

3. ATTITUDE ENVERS LES SUBORDONNES

a) L'estime naturelle.

Si l'on choisit un collaborateur pour se décharger sur lui d'une partie du travail dont on a accepté la responsabilité, c'est qu'on "l'estime", qu'on voit en lui une "personnalité", avec ses besoins de responsabilité et de développement, de même qu'une personnalité désireuse et capable de bien remplir le rôle qu'on lui attribue.
Il faut savoir faire confiance à ses sous-ordres, leur donner des responsabilités, car c'est ainsi que l'on sème le plaisir au travail et que l'on récolte de la reconnaissance.
Pour s'en rendre compte, il suffit de comparer l'ardeur au travail de celui auquel on a confié une tâche spéciale avec l'entrain que l'on rencontre dans l'exécution du travail habituel de chaque jour.
Le chef devrait donc s'ingénier à rendre le travail journalier "vivant", afin que "chacun sente constamment" que la tâche qu'il a à remplir est une tâche spéciale, que "c'est une mission" qu'on lui a confiée, à lui, "parce qu'on a confiance qu'il saura s'en montrer digne".
Malheureusement il n'y a que peu de chefs qui sachent traiter leurs subordonnés de façon que chacun d'eux se sente apprécié et soutenu. On rencontre plutôt des chefs dont la mentalité est faussée par :

b) La crainte d'être dépassé par le sous-ordre.

Ils sont malheureusement trop nombreux les chefs qui laissent des sous-ordres capables moisir dans un coin au lieu de les faire avancer et ceci soit par paresse, soit quelquefois par crainte qu'ils ne deviennent rapidement plus forts qu'eux-mêmes, qu'ils ne les dépassent. Quand on sait combien il est difficile de recruter des chefs capables, on voit que cette manière de faire n'est pas seulement un crime vis-à-vis de ceux qui en pâtissent directement, mais aussi vis-à-vis de l'entreprise dans laquelle ils travaillent et de la société en général. Il est vrai qu'il est psychologiquement très difficile de proposer un collaborateur qualifié pour un poste vacant dans un autre département, car non seulement on perd ainsi une aide précieuse, mais il faut en outre en reformer un "nouveau". Mais en regardant plus loin, on comprend bien vite qu'on ne peut pas garder longtemps dans un poste inférieur un homme qui se sent capable d'aller plus haut, car il se désintéressera de son travail et on le perdra d'une autre manière, sans avantage pour personne. Dans ce domaine, les chefs supérieurs doivent venir en aide à leurs sous-ordres en suivant eux-mêmes, directement Si possible ou par l'intermédiaire des fiches psychologiques, tous les éléments susceptibles d'avancer et en les proposant eux-mêmes de façon qu'ils progressent rapidement et conformément à leurs capacités.

c) Sous-estimer ses subordonnés.

Ce cas est beaucoup plus fréquent que le précédent. C'est une tentation très grande pour les fortes personnalités de ne pas savoir faire confiance à d'autres. On entend Si souvent des chefs se plaindre de leurs sous-ordres : "On ne peut pas compter sur eux", "Ils laissent toujours passer des fautes", "Ils n'ont pas d'initiative", etc. Et d'où auraient-ils tout cela ? A-t-on cherché systématiquement à les développer dans ce sens? Le chef qui rejette la faute sur ses sous-ordres n'arrivera jamais à rien, il doit au contraire se sentir responsable de leur formation. Un chef d'industrie aimait à dire que chaque fois qu'il avait à faire une réprimande à un de ses sous-ordres, il avait le sentiment que c'était lui-même qui était fautif, car de deux choses l'une : ou il avait trop demandé, ou il n'avait pas assez préparé, dirigé ou surveillé son sous-ordre.
C'est un état d'esprit semblable qui permet de perfectionner toujours davantage "son équipe"1.

Toutes les déformations citées ci-dessus sont psychologiquement faciles à comprendre ; il faut donc en tenir compte, mais ce n'est pas une raison pour perdre courage et ne pas faire le nécessaire pour les rendre inoffensives.
La qualité du chef, le doigté et l'énergie avec lesquels il remplit sa tâche, jouent un rôle capital dans toutes ces questions. Mais cela ne dépend pas seulement du grand chef, cela dépend de chacun. Dans une entreprise, du haut en bas de l'échelle, chacun à sa place doit chercher à améliorer la façon d'envisager le travail et la collaboration effective de tous à la tâche commune.

1 Pour employer le terme de R. G. Courau : Le patron et son équipe. (Editions Berger-Levrauit, Paris.)

IV
Les aptitudes au commandement

1. LES EXIGENCES PROFESSIONNELLES

a) Considérations générales.

Une des grosses difficultés dans l'exercice du commandement est de mettre la personne qu'il faut à la place qui lui convient.
La psychologie appliquée s'est attelée à cette tâche dès les premiers jours de son existence. Nous donnons à la page suivante un exemple de représentation graphique des exigences professionnelles, formulaire utilisé par les Instituts reconnus par la Fondation Suisse pour la Psychotechnique.
En plus de la représentation graphique, il faut spécifier certaines exigences par une ou plusieurs phrases, afin d'en faire ressortir le côté qui les différencie d'autres professions. Ces précisions sont données sur la page de droite.
Au premier coup d'oeil, on a l'impression que les exigences du mouleur de fonderie sont assez semblables à celles du tourneur. Il est évident que chaque métier a dû, bon gré mal gré, s'adapter aux hommes qui le pratiquaient et l'on doit par conséquent tabler sur des aptitudes classées dans la moyenne.
Cependant, en regardant de plus près, on voit toute une série de points indiquant que l'on demande plus pour l'un des métiers que pour l'autre. Pour ce qui concerne les côtés déficients, on s'aperçoit que certains manquements gênent peu l'une des professions, alors qu'ils sont une contre-indication pour l'autre.
Dans ces graphiques, les signes adoptés pour indiquer le degré de développement des aptitudes sont des lettres :

ED/ED     C/DCB/C      BA/BA
-------------------------
Inférieur
à la moyenne
-------------------------
-------------------------
dans la
moyenne
-------------------------
-------------------------
au dessus
de la moyenne
-------------------------
4 %8 %13 %16 %18 %16 %13 %8 %4 %

Ceci a été fait pour éviter que les clients ne fassent une moyenne afin de savoir quel est le meilleur candidat. Car, une moyenne entre la vue, le sens tactile, la pensée logique et la confiance en soi est dépourvue de bon sens.
D'aucuns s'étonneront de voir si peu de précision dans ces exigences professionnelles. En effet, la vitalité pour le mouleur peut varier de D à B ! C'est donc qu'elle n'est pas déterminante, qu'elle peut être compensée par d'autres aptitudes.
Nous voudrions mettre le lecteur en garde contre une faute trop souvent commise en parlant d'un tiers ; on dit qu'il est "bête" ou qu'il est "intelligent". C'est une simplification qui n'est plus permise aujourd'hui. Un homme qui est à la place qui lui convient paraît intelligent; un homme qui au contraire, se trouve devant une tâche qui le dépasse, parait bête.


LE MOULEUR DE FONDERIE

Indications complémentaires.

9. La vue des couleurs peut être compensée par le sens de la luminosité (spécialement pour estimer la température du métal en fusion. Dans les grandes fonderies le mouleur n'en a pas besoin).
13 et 14 peuvent se compenser l'un l'autre.
36. Le genre de persévérance nécessaire consiste avant tout à être à son affaire, à avoir constamment devant les yeux toutes les phases du développement du moule afin de ne rien oublier et de ne rien laisser au hasard. C'est donc le côté persévérance qui prédomine et non l'effort de concentration. Une forme compliquée demande parfois plusieurs jours jusqu'à ce qu'elle soit terminée.
39. Exactitude dans la conception et dans l'exécution du travail.
47. Après avoir vu clairement la façon de procéder, il faut se mettre à l'ouvrage sans crainte, sans s'énerver et sans hésitation.

Résumé.

Comme il s'agit d'un travail manuel (par opposite. au travail à la machine), la force musculaire, l'adresse manuelle, la sûreté de la main exigées doivent être dans la bonne moyenne.
Le mouleur de fonderie doit pouvoir se représenter la forme de l'objet à couler d'après les modèles, les gabarits et quelquefois les dessins qu'on lui remet. Il doit se rendre compte dès le début de la suite des opérations à faire et être capable d'appliquer avec bon sens à des modèles nouveaux les expériences qu'il a faites sur d'autres. D'où les exigences assez élevées pour certains traits d'intelligence.
Le travail du mouleur exige de la persévérance, une attention soutenue, de l'exactitude pour éviter toute erreur de moulage.

Aptitudes partielles.

Les exigences ci-dessus s'entendent pour des mouleurs qualifiés, capables de mouler des grosses pièces dans le sol. Les ouvriers moins qualifiés sont utilisés pour le moulage sur table.

LE TOURNEUR

Indications complémentaires.

1. Un homme trop grand doit travailler courbé sur son tour, position fatigante.
6. Le port de lunettes est autorisé. Elles peuvent même être une protection pour les yeux.
8. La vue en profondeur n'est pas indispensable, mais les accidents des yeux étant fréquents, il est nécessaire d'exiger le fonctionnement normal des deux yeux pour un débutant.
21 et 22. Le tourneur ayant toujours affaire à des surfaces en rotation, donc à des corps géométriques simples, un don de représentation dans l'espace normalement développé est suffisant.
23. Comprendre rapidement ce que le dessin représente et voir tout de suite la succession des opérations à faire.
34 et 35. Les temps nécessaires aux diverses opérations de tournage sont parmi ceux qui sont les plus faciles à calculer exactement ; il n'y a, par conséquent, que les ouvriers rapides et travailleurs qui puissent se faire de bonnes journées (travail aux pièces).
47. Grâce à cette confiance en soi, l'ouvrier n'hésite pas longtemps et utilise sa machine à son maximum.

Résumé.

Le bon tourneur aime son tour, il s'efforce d'en tirer un maximum soit en quantité, soit en qualité. C'est le tour qui façonne l'objet. Des aptitudes manuelles, sensorielles et motrices normales sont par conséquent suffisantes.
Le tourneur doit, par contre, savoir organiser son travail, trouver la suite logique des opérations, prendre les précautions exigées par le métier pour obtenir l'exactitude demandée, et tout cela rapidement, sans perte de temps. D'où les exigences posées à l'intelligence. Comme traits de caractère, il faut spécialement un bon équilibre entre la décision et la confiance en soi dans l'exécution de son travail, le sens de l'exactitude et de la précision.

b) Les aptitudes exigées pour un chef.

Nous laissons ici de côté les exigences inhérentes à la profession exercée par le chef. Il a dû les avoir dans les emplois subalternes, avant son avancement. Du reste, ces exigences diminuent en importance au fur et à mesure que le poste de commandement est plus élevé. Ce qui nous intéresse ici, ce sont les aptitudes spéciales pour exercer un commandement.

APTITUDES

FAVORABLESCONTRE-INDICATIONS
Connaissance des hommesManque de compréhension
Faculté de se mettre dans la peau de son interlocuteur,
de sentir ce qu'il ressent.
dureté,
sécheresse,
inadaptabilité.
ObjectivitéParti pris
juste et égal pour tous,
cherchant à aider, à faciliter,
voyant toujours les choses telles qu'elles sont.
sentimentalité,
sautes d'humeur,
ramenant tout à lui.
étroitesse d'esprit.
Confiance en soiInfluençabilité
sachant ce qu'il veut,
confiant dans ses décisions.
changeant continuellement d'avis et de décisions.
Esprit de décisionHésitation
ayant du flair,
voyant les nouvelles possibilités et sachant les utiliser.
Incapable de se décider,
renvoyant à plus tard,
n'intervenant pas quand cela va mal.
InitiativeManque de bon sens
sachant prendre des décisions nouvelles
adaptées aux conditions variables.
ne sentant pas d'où vient le vent,
incapable de sortir de la routine, de se retourner.
EntreprenantPeur
joie de prendre des responsabilités et sens de ses responsabilités.de prendre des responsabilités,
cherchant avant tout à être couvert.
VolontaireFaible
capable de faire passer sa volonté
jusqu'au dernier homme de son entreprise.
manquant de volonté,
reculant devant tous les obstacles.

Cette liste parle d'elle-même, elle montre combien il est important de bien choisir ses chefs de tous grades, car c'est de leur qualité que dépend la façon de travailler de tous les collaborateurs d'une entreprise.

2. COMMENT DETERMINER CES APTITUDES ?

a) Observations pendant le travail.

La difficulté consiste à se rendre compte des mobiles qui font agir la personne que l'on observe. Il y a un certain nombre de situations particulièrement favorables pour faire des observations systématiques sur les aptitudes nécessaires à un chef.

Etudier son "curriculum-vitae" : comment a-t-il réagi dans tel ou tel cas ? Quels qualités ou défauts cela fait-il présumer ?
Les travaux désagréables et pénibles : est-il capable d'une discipline personnelle telle qu'il puisse les faire sans réactions négatives lorsque c'est nécessaire ?
Sa façon de réagir lorsque son travail est critiqué : est-il capable d'une attitude objective ? reconnaîtra-t-il où il s'est trompé et trouvera-t-il le remède ?
Sa façon de donner son avis sur ses collègues, chefs et subordonnés montre s'il sait observer et si ses conclusions sont adéquates.
La manière dont il sait prévoir et surmonter les difficultés est également très intéressante pour se faire une opinion de ses qualités de chef.
Malgré toutes ces possibilités, il arrive encore souvent qu'on se trompe.

b) L'expertise graphologique.

La graphologie s'est énormément développée durant ces dernières années. Il y a maintenant un certain nombre de graphologues sur lesquels on peut compter et qui fournissent des renseignements précieux, précisément sur le caractère des candidats.
Il est évident que le graphologue ne peut pas tout voir, qu'il y a des écritures fermées, où le scripteur se donne à peine. Cependant on peut recourir avec avantage à la graphologie comme une aide précieuse avant de prendre une décision définitive pour l'avancement d'un candidat.

c) L'examen psychotechnique.

Compris comme diagnostic psychologique de la personne examinée, il donne, en plus de la graphologie, la possibilité du contact direct d'homme à homme entre le sujet et l'examinateur. C'est l'observation directe de la personne, de son comportement et non seulement l'étude des mouvements de la plume. En outre, il permet de mesurer les limites de la sensibilité dans les différentes aptitudes sensorielles et motrices et d'analyser encore mieux le fonctionnement de la mémoire et de l'intelligence.
Le chef d'un grand atelier, après avoir appris à travailler avec l'aide de la psychotechnique, disait : "Je ne comprends pas comment j'ai osé nommer des chefs de tous grades sans avoir les renseignements que me fournit actuellement la psychologie appliquée. Ma conscience ne me permettrait plus de me passer de ceux-ci."

3. COMMENT DÉVELOPPER LES APTITUDES AU COMMANDEMENT

Dans le chapitre précédent nous avons montré quelles sont les aptitudes naturelles nécessaires pour faire un bon chef. Il est évident qu'une personne qui ne posséderait pas ces aptitudes serait complètement incapable d'être formée pour diriger d'autres hommes. En ceci, l'expression populaire qui dit qu'on naît chef et qu'on ne peut pas acquérir cette qualité si elle ne nous a pas été donnée dès le berceau, a raison. Cependant, tout le monde sait que ces aptitudes naturelles doivent être entraînées et exercées méthodiquement pour qu'elles puissent être appliquées avec succès.
Quels sont les moyens à la disposition du patron pour arriver à faire de ses collaborateurs directs de vrais chefs ?

a) Influence directe du chef.

Il y a tout d'abord l'influence personnelle et l'exemple. Mais si ces facteurs sont nécessaires, ils ne sont pas suffisants. Il faut pouvoir donner plus, il faut pouvoir se donner soi-même.
L'obstacle qui empêche d'être un bon chef c'est l'égoïsme, sous quelque forme qu'il se manifeste ; la susceptibilité, le manque de modestie, l'incapacité d'avouer que l'on s'est trompé sont autant d'obstacles que le chef, non seulement doit avoir surmonté lui-même, mais qu'il doit être capable d'aider ses subordonnés à surmonter à leur tour.
Or le subordonné est particulièrement susceptible vis-à-vis de son chef, il ne lui permet pas volontiers de se mêler de ses affaires privées ; c'est tout le "complexe paternel" qui joue à nouveau vis-à-vis du chef, comme il joue vis-à-vis du père. Il n'est par conséquent pas possible d'aider ses subordonnés en leur donnant des conseils de "haut en bas". Ces conseils les blessent et les cabrent, ils ne peuvent les suivre. Le seul moyen, c'est que le chef se mette "à côté d'eux" et leur faire part de ses propres expériences, sans esprit de jugement ; ainsi ce n'est pas une ingérence dans leur vie privée, mais un don d'expériences personnelles intimes mises à leur disposition.

Expliquons-nous par un exemple :
Un contremaître s'aperçut un jour qu'un de ses ouvriers commençait à glisser sur une mauvaise pente. Il essaya, comme il est d'usage, de lui faire des remontrances, de le rendre attentif aux dangers qu'il courait, de le menacer de renvoi, sans aucun succès. Il s'enquit alors des raisons qui provoquaient cette attitude chez son sous-ordre et apprit par des tiers qu'il s'était acoquiné avec une femme de mauvaise vie dont il n'arrivait plus à se défaire. Ce contremaître réfléchit pour savoir comment il fallait agir. Il comprit bien vite qu'en lui disant qu'il était un imbécile et qu'il ferait mieux de lâcher cette femme, il ne ferait qu'envenimer la blessure, car l'ouvrier s'en rendait bien compte, mais il ne savait pas où trouver la force morale pour se sortir de cette situation. Le contremaître vit que la meilleure chose était de faire part à cet ouvrier des difficultés analogues qu'il avait eues en son temps et de la façon dont il en avait été délivré. Il le fit en le raccompagnant à la maison, sans lui faire aucune espèce de morale, sans même tirer le parallèle entre l'histoire qu'il lui racontait et sa situation actuelle.
Cet acte du contremaître nécessitait du courage et une grande abnégation, car il ne pouvait savoir comment l'ouvrier réagirait à cette communication ; celui-ci pouvait s'en servir contre lui ! C'est le contraire qui arriva. Au bout de quelque temps, l'ouvrier vint le trouver avec un visage libéré et lui tendit la main avec reconnaissance pour l'immense service qu'il lui avait rendu. Il lui dit que, se croyant seul dans une situation pareille, il pensait qu'il ne pourrait plus jamais s'en sortir ; lorsque celui-ci lui avait raconté son histoire, il avait alors senti son amour désintéressé pour lui, ce qui lui avait donné la force de se sortir de cette impasse.

C'est là l'illustration de ce que nous disions tout à l'heure : si le subordonné refuse des conseils venant de haut, il accepte l'aide du chef qui se met à côté de lui en toute modestie, "prêt à aider sans juger".
Cette aide directe de chef à subordonné est un puissant moyen pour libérer chaque membre de l'équipe des obstacles personnels qui l'empêchent de se donner à la tâche commune et à chacun de ceux qui collaborent.
Il y a encore d'autres obstacles qui peuvent empêcher certains chefs de donner leur maximum, des obstacles provenant de "questions d'organisation ou de compétence". Ceci sera traité dans un autre chapitre de ce livre.

b) Cours psychologiques pour la maîtrise.

A côté de l'influence directe des chefs, on a beaucoup développé ces derniers temps les cours de cadres, c'est-à-dire des cours de psychologie appliquée donnés au personnel de maîtrise et au personnel de direction pour les rendre attentifs aux lois psychologiques qui régissent les rapports humains dans toute entreprise.
Ces cours présentent l'immense avantage de sortir les intéressés de leurs difficultés quotidiennes, de les rassembler dans une salle, où ils peuvent prendre conscience des lois générales dans lesquelles ils vivent sans s'en rendre compte. Les cas particuliers avec lesquels ils ont journellement affaire ne leur paraissent plus uniquement des ennuis à surmonter, mais des cas intéressants sur lesquels ils peuvent avoir une influence, car les mêmes lois de cause à effet s'appliquent dans les questions psychologiques comme dans les questions techniques ; il suffit d'apprendre à les connaître.

Ces cours portent en général sur les points suivants:

1. La connaissance des hommes.
L'importance de la psychologie dans l'usine.
Les examens psychotechniques.
La structure psychologique.
La façon systématique d'observer.
II. La conduite des hommes.
Aptitudes pour le travail.
Exigences professionnelles.
Principes de la formation professionnelle.
Rapports entre collègues, chefs et subordonnés.
Le chef, un organe de commandement.
Le chef, un juge, un animateur, un éducateur.
III. Education de soi-même.
Le chef, un exemple.
Les principes d'une saine division du travail.
La façon rationnelle de penser.
IV. La vraie valeur du travail.
V. Ce qu'on attend d'un chef.

Comme on le voit, ce sont en grande partie les points qui sont traités dans cet ouvrage. L'expérience a montré que si ces points sont développés par un psychologue praticien et sont suivis de travaux pratiques consistant soit en des tâches données par écrit, soit en des discussions entre conférenciers et auditeurs, les effets ne se font pas attendre longtemps, l'atmosphère de travail en est améliorée. Ces constatations ont été faites de nombreuses fois en Suisse comme en France pendant ces dernières années.

V
Le chef, sa tâche

Le "chef", c'est la "tête", c'est donc l'organe qui centralise, qui reçoit les impressions, qui les soupèse, qui décide et qui veille à ce que ses décisions soient exécutées. C'est donc en même temps un organe de commandement, un juge, un animateur et un éducateur.
S'il veut remplir sa tâche complètement, s'il veut devenir et rester un vrai chef, il faut qu'il sache tout d'abord organiser son propre travail et trouver le temps nécessaire pour s'occuper des problèmes si importants qui lui incombent.
Le chef ne peut pas et ne doit pas tout faire lui-même ; cependant il est responsable de tout ce que font ses subordonnés. Comment sortir de ce dilemme ? Il y a deux moyens : soit que le chef impose à ses sous-ordres sa volonté par des prescriptions et des règlements auxquels ils doivent se plier, soit qu'il leur apprenne à agir et à décider d'eux-mêmes comme le chef l'aurait fait à leur place.
Ce deuxième procédé est un idéal qu'il faut atteindre par tous les moyens possibles. Si le premier est convenablement appliqué, il peut, lui aussi, concourir au même but, mais ce n'est pas souvent le cas. Avec M. Daellenbach1 nous appellerons le chemin à suivre celui de "la décentralisation des responsabilités".

1 Die Dezentralisation der Verantwortung ais Arbeitsmethode, Von W. Daellenbach, "Technik und Betrieb", 1925, Orell Füssil, Zurich.

1. LA DECENTRALISATION DES RESPONSABILITES

Nous allons examiner successivement deux principes fort simples, dont l'application est cependant assez difficile :

1° "Aucun chef ne doit faire lui-même ce qu'un sous-ordre peut faire tout aussi bien que lui, afin de rester libre pour les choses qu'il est seul capable de faire".

Cette règle, Si plausible qu'elle soit, est plus difficile à suivre qu'on ne le pense au premier abord. C'est tellement plus vite fait de faire une chose soi-même que de devoir longuement expliquer à un autre comment on veut qu'elle soit faite, qu'on est tenté de toujours courir au plus pressé au lieu de chercher à former à temps des collaborateurs capables. Ainsi l'on reste chargé d'une foule de besognes absorbantes qui empêchent de se vouer, comme il le faudrait, aux tâches plus importantes. On est d'autre part facilement porté à croire que pour avoir son affaire, son bureau ou son atelier bien en main, il faille tout voir, tout décider, tout signer soi-même.
Ceci n'est possible que dans un cadre très restreint, car "chaque individu a des limites de travail qu'il ne peut impunément dépasser". Celui, au contraire, qui sait choisir, former et conduire ses collaborateurs de façon que d'eux-mêmes ils prennent les décisions qu'il aurait prises, lui, à leur place, "n'a pas de limites dans sa possibilité d'expansion".
Se décharger sur des collaborateurs capables, ce n'est pas chercher à décharger sa responsabilité sur d'autres épaules ; car le chef digne de ce nom "est et reste responsable de tout ce que font ses subordonnés", c'est lui qui doit les former, les diriger et les animer de telle sorte qu'ils travaillent dans la direction qu'il veut donner à son affaire.
On peut encore envisager ce même problème sous un autre angle :

2° "Dans chaque cas, il faut que ce soit celui qui est le mieux orienté qui ait la compétence de décider".

Cette seconde formule paraît aussi évidente que la première et, cependant, combien souvent ne voit-on pas le contraire. Dans une intention louable d'unification, les sous-ordres n'ont que le droit de proposition, la décision étant réservée au supérieur. Cette façon de faire est souvent poussée trop loin; les chefs supérieurs d'une entreprise sont ainsi trop chargés, ils n'ont pas le temps d'étudier eux-mêmes toutes ces questions de détail et signent de confiance. Alors pourquoi ne pas laisser cette responsabilité aux sous-ordres, quitte à ce que les chefs, pour rester orientés, se fassent communiquer les décisions prises. Souvent le chef de service charge son secrétaire de lui faire un rapport ; or ce dernier est souvent bien moins à même de juger de la situation que le sous-ordre responsable de la marche du département.
Ces fautes d'organisation proviennent de l'état d'esprit qui est à la base de la "méthode d'organisation bureaucratique". Lorsqu'on parle de cette dernière méthode, on pense avant tout à des entreprises d'Etat, alors que la méthode opposée, celle de la "décentralisation des responsabilités", fait plutôt penser aux entreprises privées. Il est vrai qu'une entreprise d'Etat peut supporter plus longtemps une solution bureaucratique qu'une entreprise privée qui doit pouvoir lutter avec succès contre la concurrence ; mais l'esprit bureaucratique ou l'esprit décentralisateur dépend avant tout de l'esprit des chefs qui sont au travail dans ces entreprises.

Un exemple amusant, pris dans une industrie privée, montrera à quelles solutions ridicules l'esprit bureaucratique peut mener. Une entreprise suisse, trouvant que l'on faisait faire trop de photographies par le photographe de la maison, décréta que chaque commande au photographe, pour être valable, devait être visée par un "directeur". Le visa d'un fondé de pouvoir était donc insuffisant. Auparavant tous les chefs de subdivisions avaient le droit de faire faire les photos qui leur paraissaient nécessaires dans l'intérêt de la maison.
Cette nouvelle ordonnance visait une réduction du nombre des photos, car on pensait que les directeurs veilleraient à ne pas en laisser faire d'inutiles.
Quelles sont les répercussions psychologiques et pratiques d'un ordre de ce genre ? Tout d'abord, on blesse les chefs de divisions en leur montrant qu'on ne les juge pas capables de s'adapter sur ce point au désir de la direction. Ensuite on les met dans une situation fausse : pour se couvrir ils proposent toutes les photos que l'on pourrait faire et laissent au directeur le soin de décider celles qui sont inutiles. Mais le directeur, de son côté, n'a pas le temps de s'occuper de ces détails ; il a heureusement autre chose à faire et il donnera son visa sans regarder. Résultat pratique : le nombre des photos augmente !
Mais alors, comment faut-il s'y prendre ? Il faut éduquer les chefs de divisions afin qu'ils connaissent les limites accordées par la direction. On peut aussi éventuellement limiter les dépenses par un budget et demander à chaque chef de tirer le meilleur parti possible des crédits accordés. Tout ceci augmente le sens de la responsabilité, éduque les sous-ordres, crée des solutions positives.
Nous nous empressons d'ajouter que la mesure ci-dessus indiquée n'a eu qu'une très courte existence, le bon sens ayant fini par triompher ; mais cette manière de chercher à résoudre le problème est symptomatique ; elle se retrouve, hélas trop souvent, à la base de bien des règlements.
Cependant il ne faudrait pas sauter dans l'autre extrême et croire que toutes règles, tous règlements soient inutiles ou faux, bien au contraire; mais un règlement bien fait doit se borner à donner les grandes lignes, les directives selon lesquelles chacun à sa place doit collaborer à la prospérité de l'ensemble. Les règlements doivent être conçus de façon à faciliter la formation et la direction des sous-ordres. Il faut qu'ils favorisent leur développement en stimulant leur initiative, dans la direction voulue par le chef, mais ils ne doivent en aucun cas être des éteignoirs supprimant la responsabilité et l'initiative.

"Les vrais organisateurs savent se servir de la méthode de décentralisation des responsabilités, ils savent s'entourer d'hommes capables et les galvaniser pour qu'ils mettent toute leur initiative au service de la cause commune."

Voyons maintenant successivement le chef sous ses divers aspects :

2. LE CHEF, UN ORGANE DE COMMANDEMENT

Dans un pays démocratique on se demande parfois s'il est nécessaire d'avoir des chefs, si la masse ne peut pas se diriger elle-même. Le chef est aussi nécessaire à n'importe quelle organisation que la tête est nécessaire à l'être humain pour coordonner ses mouvements. Plus la tâche est grande, plus il est nécessaire d'avoir une "hiérarchie" de chefs depuis le directeur jusqu'au dernier des collaborateurs.
C'est dans l'armée que l'on rencontre la hiérarchie la plus accentuée, parce que c'est là que la préparation au travail est la moins poussée et que l'imprévu, le brusque changement de situation, est le plus grand.

Pour 7 hommes on trouve 1 caporal,
pour 6 sous-officiers on trouve 1 lieutenant,
pour 5 officiers subalternes on trouve 1 capitaine,
pour 4 capitaines on trouve 1 major,
pour 3 majors on trouve 1 lieutenant-colonel,
pour 2 lieutenants-colonels on trouve 1 colonel.

Plus la fonction devient difficile, moins le nombre de subalternes directs est grand. (Les chiffres ci-dessus ne tiennent pas compte des services auxiliaires, très nombreux, attachés à chaque chef pour le seconder, et dont il a également la direction et la responsabilité.)
Dans l'usine, nous retrouvons la même hiérarchie dans le commandement, avec cette différence que le nombre des sous-ordres directs varie fortement suivant le genre de travail. Avec des ouvriers qualifiés, pour des travaux de longue durée ne variant guère, on peut diriger avec un personnel de maîtrise très restreint ; là, par contre, où il faut travailler avec des manoeuvres, si le travail varie constamment et réclame tout le temps de nouvelles dispositions à prendre, il faut un personnel de maîtrise beaucoup plus nombreux.
Cette hiérarchie dans le commandement pose une série de problèmes psychologiques que chaque chef doit connaître s'il veut tirer de l'organisation dans laquelle il travaille le meilleur parti possible.
Lorsque le chef d'une entreprise, pour commencer par en haut, voit la nécessité d'agir de telle ou telle façon, il concrétise sa pensée sous forme d'un ordre ou d'une instruction précise à ses sous-ordres directs. Ceux-ci, à leur tour, cherchent à bien saisir la volonté de leur chef et traduisent sa pensée en précisant le mode d'exécution chacun dans son domaine respectif. C'est ainsi que, tout en se ramifiant, l'ordre prend une forme toujours plus concrète jusqu'à l'exécution de chaque détail nécessaire à l'ensemble.
Pour qu'un organisme de ce genre puisse fonctionner, il faut que chacun apprenne à respecter les instances de commandement (suivre la voie du service).
Représentons-les schématiquement comme suit :


Schéma d'une hiérarchie de commandement de quatre échelons où chaque chef n'a que deux sous-ordres directs.

Si IA voit que IV fait une chose contraire à ce qu'il voudrait qu'il fasse, il ne doit pas s'adresser directement à IV, il faut qu'il fasse venir II, son subordonné direct et profite de cette occasion pour lui exposer son idée et voir avec lui comment il désirerait que le travail de IV soit organisé. A son tour Il fera venir III pour le mettre au courant et lui donner ses instructions modifiées ou complétées par l'entretien qu'il vient d'avoir avec IA.
C'est ainsi qu'il faut procéder si l'on veut profiter de chaque occasion pour "former" ses sous-ordres tout en respectant leurs compétences. En faisant ainsi on leur montre que c'est sur eux que l'on compte, que c'est eux qui doivent veiller à ce que cela marche bien.
On objectera peut-être que ce chemin est trop long, que le directeur n'a pas le temps de faire venir ses intermédiaires et qu'il vaut mieux arrêter tout de suite un travail fait en pure perte, parce que mal exécuté.
Considérons successivement la valeur de ces objections :
1° "Perte de temps pour le directeur". Quand il fait sa tournée de bureau ou d'atelier, il n'a qu'à prendre avec lui son sous-ordre direct ; il peut ainsi discuter avec lui et le former toujours mieux à ses idées. En agissant de la sorte, il corrige non seulement les fautes vues par hasard, mais il évite leur renouvellement. Par la même occasion il ouvre les yeux de ses sous-ordres, qui seront mieux à même de veiller à ce que le travail soit bien fait et qui déchargeront ainsi réellement leur chef.
2° "Ne pas laisser faire du mauvais travail". Lorsque la maison brûle, on éteint l'incendie avant de se demander qui l'a allumé ! Il est toujours possible d'intervenir directement lorsque cela "brûle", mais il faut alors immédiatement avertir les intermédiaires, ceux que l'on a "sautés", car c'est une ingérence directe dans leur domaine. Si on ne le fait pas, ces intermédiaires ne peuvent plus se sentir responsables, puisque l'on change leurs dispositions sans les consulter et sans les orienter. C'est leur enlever du même coup tout plaisir au travail. Trop de chefs oublient l'importance qu'il y a à respecter les compétences de leurs sous-ordres. Ceci ne doit pas être confondu avec une remise à l'ordre d'un ouvrier qui n'est pas à son affaire. En agissant ainsi, le chef supérieur renforce l'autorité de ses sous-ordres.

Mais il ne suffit pas que le chef y pense ; chacun, dans une entreprise, doit savoir que s'il ne peut pas accomplir comme on lui a dit de le faire la tâche qu'il a reçue, il doit en soumettre immédiatement rapport à son chef direct. L'ingérence d'un chef supérieur est "une" des mille raisons qui peuvent empêcher l'exécution d'un ordre antérieur. Il faut donc, dans ce cas également, en aviser le chef.
Si le chef sait attacher plus d'importance à la formation de ses sous-ordres directs qu'à la correction de petites fautes par-ci, par-là, il lui est facile de se soumettre à cette discipline. Si en plus, ses sous-ordres sont dressés à faire immédiatement rapport lorsqu'ils ont dû modifier leur façon de travailler, la "voie du service est respectée du haut en bas de l'échelle et la responsabilité des instances intermédiaires reste complète".

Voyons maintenant ce qu'il en est dans la direction inverse : de bas en haut ?
Il est important que chacun connaisse également ses responsabilités dans ce sens-là.
Supposons que IV désire que D (voir figure précédente) modifie quelque chose dans sa façon de travailler. Il ira premièrement trouver son collègue et lui proposera la modification en question.
C'est le "pont" entre instances du même grade. Nous voulons appeler ce pont la collaboration horizontale. Malheureusement cette collaboration laisse souvent beaucoup à désirer. Cela provient, en général, de deux attitudes psychologiques fausses :
1. IV au lieu de présenter son désir sous forme de "suggestion" ou de "question", en demandant à son collègue s'il ne croit pas qu'on pourrait essayer autrement, commence par lui laisser entendre que ce qu'il fait "est faux", qu'il "doit" le faire de telle ou telle façon.
2. D au lieu de chercher à tirer profit des idées de son collègue, commence par les repousser, les considérant comme une ingérence dans son domaine, persuadé qu'il sait mieux comment il doit faire, blessé dans son amour-propre et enfin, parce qu'il cherche moins l'intérêt de l'ensemble que ses aises immédiates. Or tout changement demande un effort.

Tout ceci fait que trop souvent les instances directement intéressées se tirent dans les jambes au lieu de vraiment collaborer.
Que doit faire IV si, malgré un refus de D, il ne reste pas moins persuadé qu'il a raison ? Il faut qu'il s'adresse d'abord à son chef hiérarchique direct, à III, et lui soumette la proposition. Si ce rapport doit être écrit, il est important qu'il soit court, qu'on voie du premier coup d'oeil de quoi il s'agit et quels seraient les avantages et le coût de la solution proposée. Sans cela, ce rapport risque bien d'attendre avec d'autres sur le tas des suggestions à reprendre quand on en aura le temps !
III se mettra alors en relations avec son collègue C ; ce dernier se fera renseigner par D. Supposons que III et C n'arrivent pas à s'entendre pour les mêmes raisons qui ont déjà empêché IV et D d'arriver à un accord. Il peut se passer alors deux choses : ou bien III convaincu que l'idée de IV est bonne, remet l'affaire à son chef II ou il ne la juge pas assez importante et laisse tomber la chose tout en avertissant IV de sa décision.
Dans ce dernier cas, IV, s'il continue à croire qu'il a raison, peut encore en référer directement à II tout en avertissant III de sa démarche.

Ce droit est nécessaire pour deux raisons:
a) c'est une soupape de sûreté pour éviter que IV ne puisse être tenu en échec par III, sans possibilité d'en référer plus haut ;
b) cela augmente la responsabilité de IV qui n'a plus la possibilité de se disculper en disant : "J'ai toujours dit qu'il faudrait faire ainsi, mais on ne l'a jamais fait", phrase encore trop souvent entendue dans la bouche des sous-chefs lorsqu'on apporte des perfectionnements aux conditions de travail dans un bureau ou dans un atelier.

Comment se fait-il que ce "droit" soit rarement utilisé ? C'est que le chef intermédiaire, dans notre cas III, le voit d'un mauvais oeil et il sait le faire comprendre à IV qui ne recommence plus. Or cette mentalité de III est fausse. S'il a pris la responsabilité de ne pas pousser plus loin, et que IV insiste, il devrait de lui-même proposer à IV de s'adresser directement à II afin d'éviter de donner à son sous-ordre l'impression d'autocratisme de sa part ; de son côté, Il doit faciliter cette attitude à III en évitant de lui faire des reproches, même si, après avoir étudié la question, il est de l'avis de IV (ce qui n'arrive du reste que très rarement).
Des cas de ce genre sont de très bons exercices de collaboration verticale si les chefs savent l'utiliser dans ce sens.
Cette "voie du service" doit être enseignée et exercée à tous les degrés de la hiérarchie de commandement ; c'est un rouage vital et tous les chefs devraient s'efforcer d'en maintenir le bon fonctionnement.

Voyons maintenant la tâche du chef sous un autre aspect :

3. LE CHEF, UN JUGE

Chaque fois qu'une plainte est formulée par un sous-ordre, le chef doit intervenir et "juger" le cas. Il doit tout d'abord faire une "enquête", car on ne peut pas se créer une opinion en se basant uniquement sur ce que dit le plaignant. Il faut toujours écouter les deux sons de cloche. Il est plus important de découvrir les causes ~>profondes du conflit que de fixer exactement les faits, conséquences de ces causes. Il faut pour cela voir les délinquants individuellement et ne les confronter que le lendemain, alors que chacun d'eux a reconnu son erreur.
Rappelons en passant une règle fort simple, très importante, dont il ne faudrait à aucun prix s'écarter : Ne jamais Laisser dire du mal d'un tiers sans immédiatement donner à ce dernier la possibilité de se défendre en présence de celui qui l'a critiqué.
Certains chefs ne suivent pas ce conseil parce qu'ils aiment s'orienter sur ce qui se passe en écoutant des racontages ; ils savent bien qu'ils ne doivent pas tout prendre pour du bon argent, mais ils partent du principe "qu'il n'y a pas de fumée sans feu". Ces "rapportages" laissent cependant des traces dans l'esprit du chef qui les écoute. Les sous-ordres qui travaillent sans intriguer finissent par être désavantagés par rapport à ceux qui se livrent à ce manège1. Résulta t: Petit à petit tous font la même chose, la méfiance s'établit entre les chefs qui s'épient et se dénigrent ; l'atmosphère de travail devient intenable.
S'il faut payer ce prix-là pour être renseigné, mieux vaut ne rien savoir. Du reste, qu'apprend-on par des rapportages ? Tout, sauf ce qu'il serait important de savoir. On ne voit bien que par ses propres yeux. Rien ne vaut "l'oeil du maître", qui sait aller voir sur place et au bon moment.

Considérons encore d'autres difficultés que le chef rencontre quand un sous-ordre se plaint : c'est le fait qu'il est très rare qu'un homme se plaigne directement de la chose dont il devrait et pourrait se plaindre.
L'art du chef comme "juge" est donc de trouver l'endroit sensible, afin de porter son intervention à la place malade et non à la périphérie, où son action reste stérile.
Les faits mis au clair, il s'agit d'établir les responsabilités et les culpabilités. Il y a là une nouvelle difficulté. C'est très rare qu'il y ait une seule personne fautive à la fois. La faute est souvent reportée sur l'instance qui exécute, au lieu d'être également recherchée parmi les instances supérieures. en particulier chez soi-même.

1 On rencontre aussi le défaut contraire qui consiste à former une "coterie" et à couvrir les fautes, même des fautes graves, de ses camarades au détriment de l'intérêt de la maison. Il faut savoir maintenir le juste milieu.

Le professeur Friedrich, de Karlsruhe, distingue quatre cas :
1. L'ordre initial a été mal conçu par le chef ; c'est donc là qu'il faut corriger.
2. L'ordre était bien conçu, mais a été mal compris par le sous-ordre. Il y a là de la faute des deux : du chef qui aurait dû s'assurer qu'il était bien compris "en faisant répéter l'ordre" ; du subordonné qui a accepté la tâche qu'on lui confiait sans s'assurer s'il avait bien saisi la volonté de son chef. Chacun à sa place doit donc se sentir responsable.
3. L'ordre était correct, la transmission bonne, mais la personne chargée d'exécuter la tâche n'avait pas les capacités voulues pour vaincre les difficultés rencontrées. Là encore la faute est double : le chef n'aurait pas dû confier une tâche trop difficile à son sous-ordre ; ce dernier, par contre, n'aurait pas dû l'accepter ou tout au moins aurait dû faire rapport en voyant qu'il n'était pas à même de remplir la mission qu'on lui avait confiée.
4. Les points 1, 2, 3 sont tous en ordre, mais le sous-ordre ne s'est pas donné de peine.

Dans ce dernier cas, et dans ce cas seulement, la faute repose entièrement sur le sous-ordre, à moins que le chef de ce dernier ne se sente également responsable de n'avoir pas su éveiller en lui l'intérêt nécessaire.
Le chef étant souvent "juge et partie"1 doit compenser cette situation délicate en cherchant tout d'abord comment il aurait dû s'y prendre lui-même pour éviter que la faute en question se soit produite, c'est seulement ensuite qu'il corrigera les erreurs de principe de ses sous-ordres afin de les éduquer et de les former.

1 Il y a là une faute de principe ; l'organisation industrielle est sur ce point moins avancée que l'organisation de nos démocraties modernes.

Après avoir déterminé la faute et les responsabilités, il s'agit de fixer les sanctions.
L'important, au moment où l'on réprimande un sous-ordre, c'est de ne pas le laisser échapper. Car il cherchera, pour se défendre, à détourner la conversation sur un point secondaire. Il faut l'amener à "comprendre et à reconnaître" l'erreur qu'il a commise, et c'est l'erreur de principe qui importe beaucoup plus que le cas particulier. Mais une fois qu'il l'a reconnue, il faut lui "laisser un chemin ouvert pour se réhabiliter".
Le professeur Friedrich distingue trois genres de sous-ordres :
a) ceux auxquels il suffit de laisser le chemin ouvert, car ils savent d'eux-mêmes le trouver et le suivre ;
b) ceux qui ne trouvent pas le chemin d'eux-mêmes et auxquels il faut le montrer ;
c) ceux qu'il faut conduire par la main parce qu'ils ne sont pas capables d'y arriver autrement.
Il est évident que seul le cas a) est vraiment digne d'un chef et qu'il faudrait amener tous ses sous-ordres à faire partie de cette catégorie.

Une autre règle importante demande que lorsqu'un cas est liquidé on n'en parle plus. Il est normal qu'un homme actif, qui ne craint pas de prendre des initiatives, fasse des fautes. Le directeur d'une grande entreprise se plaisait à dire: "Il n'y a que les fainéants et les imbéciles qui ne font pas de fautes". Il faut savoir oublier les erreurs qu'un homme a pu commettre pour ne considérer que sa valeur présente. Sans cela, on lui enlève toute possibilité de franche collaboration et de développement normal. Evidemment un homme peu doué reste peu doué et il ne faut pas lui demander plus qu'il ne peut donner ; mais une erreur se corrige et si l'on a dit avec beaucoup d'humour que "la vie est un fleuve que l'on remonte en gaffant", il est juste également "qu'un homme intelligent est un homme qui ne fait pas deux fois la même faute".
Il y a encore trop de chefs qui tiennent certains de leurs sous-ordres courbés sous le poids des fautes passées, les leur rappelant à tort et à travers, mais qui, par contre, n'ont jamais eu le courage de "juger" le cas et "d'appliquer la sanction" pour provoquer le redressement nécessaire. Ce n'est pas ainsi que l'on forme de vrais collaborateurs.

Voyons maintenant successivement l'emploi des trois armes dont dispose le chef comme juge :

1. La louange.
Il est malheureusement bien rare que le chef sache exprimer au bon moment sa satisfaction d'un effort donné ou d'un travail bien fait. Il part du principe que le travail "doit" être bien fait et que, tant que l'on ne dit rien, c'est que l'on est content. C'est juste, et cependant "le sous-ordre a besoin de s'entendre dire qu'on est content de lui". On lui confirme de cette manière qu'il est sur la bonne voie, qu'on l'apprécie. Faut-il donc distribuer des louanges à droite et à gauche sans arrêt ? Non, car elles ne porteraient plus. L'art du chef est de savoir montrer son contentement au moment où le subordonné en a besoin, soit après un grand effort, lorsqu'il a surmonté des difficultés intérieures ou qu'il a réalisé un progrès, soit pour lui redonner de l'élan lorsqu'il perd confiance en lui-même. Il ne faut jamais oublier que le subordonné a besoin de l'estime et de la confiance de son chef pour pouvoir donner son plein rendement.

2. Le reproche.
Il arrive malheureusement qu'on distribue plus souvent des reproches que des louanges. La réprimande, le "garde à vous" est nécessaire, mais il faut savoir l'appliquer à bon escient. Une réprimande disproportionnée à la faute commise va presque toujours à fin contraire. Le sujet s'indigne contre le reproche immérité, ne reconnaît pas sa faute et perd confiance en la justice du chef. N'oublions pas que les fautes des sous-ordres pour lesquelles le chef s'indigne le plus, sont, en général, celles où il a une part de responsabilité, mais qui auraient pu être évitées si ces sous-ordres avaient été plus intelligents. Il est donc prudent de suivre la recommandation des gens expérimentés qui mettent en garde contre les réprimandes faites dans un état de colère. Lorsqu'il est nécessaire de faire sentir son indignation, il faut que cela soit de l'indignation "réchauffée"1, par conséquent dosée et dont on reste maître.
Quand on gronde, il faut toujours avoir devant soi le but que l'on veut atteindre, c'est-à-dire l'éducation, la formation de son sous-ordre ; il faut donc penser aux réactions que cela déclenchera en lui et non pas laisser libre cours à un moment de mauvaise humeur.

3. La punition.
On a trop longtemps considéré la punition comme la suite méritée, voire même la compensation d'une faute commise. Une fois "l'amende" payée, le cas est réglé. Une punition n'est nécessaire que lorsque le fautif n'est pas capable de surmonter son défaut lui-même, lorsque seule la crainte de la punition lui permet de se maintenir dans le droit chemin. Mais si cette crainte ne suffit pas, la répétition de la punition (amende ou réprimande) perd sa valeur éducative, fait un effet "chicaneur" et engendre l'hostilité. D'autre part, lorsqu'on a reconnu sa faute et que l'on a en soi la force de ne plus la refaire, la punition va à fin contraire : elle rabaisse au lieu de fortifier.
C'est un art très difficile de punir à bon escient et de savoir "bien doser" la punition. Ce sont des cas individuels2 qu'il faut traiter comme tels. Aussi est-ce la dernière des compétences qu'on puisse décentraliser sur ses sous-ordres. Tout d'abord il faut les avoir rendus capables de manier cette arme redoutable dans un sens éducatif. La punition est comparable à une opération chirurgicale. Elle peut être nécessaire pour sauver la vie du patient, mais si l'on opère à tort et à travers, le sujet en meurt.

1 R. Courau. Le patron et son équipe. Editions Berger-Levrault, Paris.
2Quand les règlements imposent des sanctions, l'art du chef consiste à faire comprendre, dans chaque cas, à l'intéressé, comment il doit accepter la punition infligée par les règlements.

Le chef, comme instance de commandement, est un rouage nécessaire, le chef devenu juge est là pour éviter et corriger les fautes. Ce sont des fonctions nécessaires, mais insuffisantes. Le chef doit être plus que cela, il doit être celui qui entraîne les autres, qui polarise leurs énergies.
Considérons-le donc sous ce nouvel aspect :

4. LE CHEF, UN ANIMATEUR

Une foule sans chef est un réservoir d'énergies latentes, incapable d'un effort créateur ; mais dès qu'un chef surgit, s'il a saisi ce que voudrait et pourrait faire cette foule, il peut réveiller ces énergies, unir et diriger ces forces au service d'une même tâche. Cette foule improductive devient une phalange d'ouvriers travaillant, produisant, servant l'humanité.
C'est ce rôle du chef que nous voulons examiner maintenant, moins dans son "essence" qui est ou n'est pas donnée à un individu, que dans les "moyens" dont il dispose pour animer ses hommes.
Le plus vieux et le plus connu d'entre eux, c'est l'exemple, l'exemple du chef. Il faut que le chef sache que les yeux de ses subordonnés sont constamment dirigés sur lui. On entend souvent dire, il est vrai, qu'il suffit de donner le bon exemple par son travail et qu'en dehors on peut faire ce que l'on veut. Mais ce que le subordonné doit trouver en son chef, c'est un exemple, non seulement dans le travail, mais aussi dans la façon de surmonter les problèmes que pose la vie en général. Il doit sentir que pour sa part son chef a réussi à trouver la solution de ces problèmes. Cela lui donne confiance et il se sent entraîné dans le même sens. Son chef devient ainsi son guide, son conducteur.
Pour pouvoir être un exemple, il faut arriver à résoudre avec joie et conviction les problèmes que la vie nous pose. Ceci exige de la "discipline personnelle", car comment voudrait-on conduire les autres si l'on n'est pas même capable de se diriger soi-même ?
En demandant en particulier à ses sous-ordres qu'ils se donnent à leur travail, il est évident que le chef doit se dévouer entièrement au sien et faire passer les avantages de l'entreprise pour laquelle il travaille avant ses intérêts particuliers ou ses jalousies.
Le chef leur demande de travailler, il doit donc être un exemple de travail, car il est facile d'obtenir la collaboration d'autrui si l'on exige encore plus de soi-même.

Il y a là une difficulté psychologique. En quoi doit consister ce travail du chef ? Il y a des chefs qui travaillent fébrilement du matin au soir. Ils sont certes toujours très occupés, mais font-ils du bon travail ? Pas toujours.
Il vaut souvent mieux savoir s'arrêter un moment, aller se promener dans la campagne et réfléchir à ses affaires, à son avenir, aux dispositions générales à prendre dans le calme, avec la distance voulue. Mais comment les sous-ordres comprendront-ils que c'est du travail ? Déjà si facilement portés à croire que le poste de directeur est un poste ou l'on peut "se couler la vie douce", il faut leur montrer que l'important, c'est d'être actif, c'est d'avoir une activité créatrice ; en les tenant au courant de son activité et des problèmes qu'il a à résoudre, le chef empêchera ses sous-ordres de se faire de fausses idées à ce sujet.
Il faut être en outre un exemple de vérité, être "vrai". Si évident que cela soit, ce n'est pas aussi facile qu'on le croit. Etre vrai, c'est : ne pas se parer du savoir d'autrui.
Or que se passe-t-il en général ? Lorsqu'un ouvrier X propose une amélioration, son chef direct commence souvent par la repousser, puis il la modifie légèrement pour l'adapter à sa mentalité et à ses expériences. Sous cette forme l'idée lui plaît et il montre à son chef l'amélioration qu'il a introduite. C'est bien rare qu'en faisant cela il avoue que c'est l'ouvrier X qui la lui a suggérée. Il vole ainsi une idée sans en indiquer la source. Résultat : les ouvriers n'ont plus d'intérêt à chercher des améliorations et s'ils en trouvent, ils les gardent pour eux. Si, au contraire, toute amélioration était récompensée, elle servirait à stimuler la recherche et à maintenir l'intérêt de chacun en éveil.

"Etre vrai", c'est encore tenir ce qu'on a promis. Ce n'est presque jamais la bonne volonté qui manque, mais ce sont les circonstances qui font que cela n'est pas possible. Aussi est-ce à l'origine qu'il faut chercher le remède : "Il ne faut pas promettre plus que l'on ne peut tenir".
En général, on fait très attention quand on promet une chose par écrit, il faut donc s'imposer la discipline de ne pas dire oralement plus que ce qu'on est prêt à confirmer par écrit. Il est vrai que c'est difficile ; supposons un chef qui veut engager un collaborateur: il aura la tendance à lui décrire la place en rose, à lui montrer toutes les possibilités de développement quelle renferme. Le chef indique bien que tout cela dépendra de la valeur du candidat, que ce sont des "chances" qu'il aura ; mais ce dernier prend ces possibilités pour des assurances, car il est sûr d'avoir les capacités voulues et plus tard, lorsqu'il ne pourra pas avancer à l'allure qu'il avait espéré, il aura l'impression que c'est son chef qui n'a pas tenu ses promesses. Ceci explique très clairement d'où vient l'idée si répandue que "si l'on n'a pas une chose par écrit, cela ne compte pas".
On voit donc que s'il est si difficile de "tenir ce qu'on a promis", c'est que c'est très difficile de "ne promettre que ce que l'on est sûr de pouvoir tenir".

Les subordonnés attendent également des chefs qu'ils soient conséquents. Etre conséquent : c'est ne demander que ce que l'on peut et que ce que l'on est décidé à obtenir. Ceci est déjà vrai pour l'éducation des petits enfants. Dans les familles où la mère passe son temps à dire à ses enfants : ne faites pas ceci, ne faites pas cela, mais où elle ne sévit pas quand l'enfant le fait tout de même, il y a de l'indiscipline et des mécontentements parce que la mère n'est pas conséquente. Inversement, si les mères ne défendent que ce qui est vraiment nuisible à l'enfant, elles savent se faire obéir et elles sont aimées et respectées ; tout le monde s'en trouve mieux.
Ce qui est vrai pour les enfants l'est tout autant pour les adultes. Il ne faut demander que ce que l'on est décidé à obtenir. Il est vrai que ce n'est pas l'avis de chacun. Certains croient qu'il faut exiger beaucoup pour obtenir quelque chose. L'expérience montre que ces gens ont tort. S'il se peut que les premières fois le sous-ordre s'efforce de faire tout ce qui est exigé, dès qu'il aura fait l'expérience qu'il n'y arrive pas et que de plus son chef laisse passer la chose (parce qu'il sait que ce n'est pas possible), il ne le prendra plus au mot, mais haussera les épaules lorsqu'on lui demandera d'aller plus vite et ne fera que ce qui lui semblera bon. "La vis ne mord plus".
Citons, parmi de nombreux exemples, celui d'une fonderie surchargée de commandes. On a pu augmenter la production de 20 % en reprenant toutes les commandes au bureau de préparation du travail et en ne sortant, jour après jour, que la quantité qui devait être liquidée le jour même. Contremaîtres et ouvriers, voyant qu'ils étaient capables de liquider la tâche dans le temps demandé, "en mirent un coup" et ils y arrivèrent. Au bout de quelques semaines le retard était rattrapé.

Etre conséquent, c'est encore ne pas changer trop souvent de direction. Il est nécessaire de savoir s'adapter aux circonstances, mais un chef qui veut polariser les efforts de ses subordonnés ne doit pas les inquiéter par des revirements, des changements de front trop fréquents. Il faut savoir marcher droit au but que l'on s'est donné.
Ceci ne doit pas empêcher le chef de regarder autour de lui pour voir s'il est toujours sur le bon chemin. Il doit ainsi régulièrement "faire le point" pour contrôler sa position, sans laisser voir ses hésitations à ses sous-ordres. Dans tous les cas, c'est a lui de prendre toujours à nouveau une décision et de "donner la direction de marche", sans cela il risque de voir chacun de ses sous-ordres tirer de son côté.

Par sa discipline personnelle, par la conséquence de ces actes, le chef peut être un exemple qui entraîne et anime ses sous-ordres. Mais pour que cette attitude porte des fruits, il faut que les sous-ordres sentent en leur chef la volonté de servir, de servir l'entreprise et d'être l'appui et le conseiller de chacun d'eux.

Voyons comment le professeur Friedrich classe la mentalité des divers chefs. Il distingue :
1. Le dictateur absolu qui va son chemin sans s'occuper de personne.
2. Le dictateur qui cherche à faire croire que ce qu'il fait est dans l'intérêt de ceux qu'il dirige (dans le but de pouvoir retarder le moment où la vague de réaction viendra le balayer de son poste).
3. Le supérieur qui sait qu'en traitant ses sous-ordres avec égards il obtiendra d'eux davantage qu'en les brusquant.
4. Le chef qui est là pour servir ceux qui sont sous ses ordres.

Les dictateurs 1 et 2 se passent de commentaires ; les supérieurs du type 3 sont encore assez répandus parmi les divers degrés de l'échelle des cadres. Ils sont souvent très étonnés de ne pas trouver de reconnaissance chez leurs sous-ordres pour la façon pleine d'égards dont ils les traitent. Friedrich compare ces gens a un ami qui vient vous faire visite, qui est des plus aimables pendant toute la soirée, puis en partant vous tire à part pour vous emprunter de l'argent. Quelle reconnaissance aurons-nous pour son amabilité ? Le vrai chef est le n°4, c'est le seul qui nous intéresse ici.
Aussi est-il utile de faire en passant un petit examen de conscience, afin de savoir quel est notre comportement envers nos subordonnés. Si nous sommes absolument honnêtes envers nous-mêmes, nous répondrons que nous avons simultanément les quatre attitudes, car avec certains collaborateurs nous dictons, nous imposons nos ordres, avec d'autres nous les expliquons ; il y a des collaborateurs que nous ménageons, parce qu'ils sont difficiles et d'autres que nous cherchons effectivement à aider.

Voyons maintenant comment le chef peut faire sentir sa bonne volonté à ses sous-ordres, car il ne suffit pas de les aimer, il faut encore le leur faire comprendre.
Les occasions ne manquent pas, mais il faut savoir les utiliser. Il n'y a pas de jour dans une entreprise, où l'on n'apporte quelque amélioration, qu'il s'agisse d'outillage, d'éclairage, de disposition de la place de travail, de prévention contre les accidents, d'hygiène ou d'autre chose encore. Mais il est rare que ces améliorations soient regardées par les ouvriers comme un acte de bonne volonté à leur égard. Ils s'en plaignent même souvent, parce que cela dérange leurs habitudes et leur fait paraître, au début, le travail plus difficile. Les faits seuls ne suffisent pas et peuvent être interprétés de bien des façons différentes. Il faut donc préparer ses sous-ordres, faire naître en eux le désir de ce qu'on va leur donner, leur en expliquer les avantages, leur faire sentir la bonne volonté qui anime leurs chefs. Ces efforts-là ne sont pas toujours immédiatement couronnés de succès, mais ce n'est pas une raison pour se décourager, car si l'intention de servir y est, elle finit toujours par se faire sentir et par être appréciée.
Un chef qui travaille avec le désir de "servir" et qui joint à cela le sens psychologique nécessaire pour conduire ses hommes, obtiendra d'eux le maximum de ce que l'on peut en obtenir, tout en créant en eux le vrai esprit de collaboration, d'estime réciproque et de dévouement pour la tâche commune.

5. LE CHEF, UN EDUCATEUR

Tout ce que nous avons vu jusqu'à présent contribue à l'éducation des sous-ordres. Il y a cependant un certain nombre de points qui demandent à être traités séparément dans ce chapitre.
Voyons tout d'abord de quels moyens le chef dispose pour éduquer ses sous-ordres.
Nous avons premièrement les rapports réguliers (journaliers ou hebdomadaires) où les affaires courantes sont traitées et où les directives pour la période qui suit sont données. Il y a ici divers écueils qu'il s'agit d'éviter : ne traiter en commun, dans ces rapports, que les choses intéressant tous les participants ; liquider rapidement les affaires pendantes (ce qui n'est pas mûr pour une décision rapide doit être remis à l'étude en dehors du rapport) ; éduquer ses sous-ordres à présenter leurs demandes lors du rapport sous une forme claire et concise, puis à proposer eux-mêmes les solutions qui leur paraissent les meilleures. La tâche du chef consistera donc à diriger ses sous-ordres par des questions, pour leur faire préciser leurs idées, et les amener à la solution qu'ils désirent, puis à sanctionner (éventuellement protocoler) la décision prise. On les amène ainsi à une collaboration intelligente. Les chefs qui parlent toujours eux-mêmes et ne savent pas écouter et laisser parler leurs sous-ordres ne sauront jamais exactement ce qui se passe et, ce qui est tout aussi grave, éteignent toute initiative chez leurs collaborateurs.
Nous avons encore comme autre moyen d'éducation les fautes commises par les sous-ordres, ou plus exactement l'occasion qu'elles fournissent d'entrer en contact avec la personne qui a commis par l'erreur. Les chefs qui savent profiter utilement de ces occasions sont ceux qui amènent leurs sous-ordres à trouver par eux-mêmes où ils se sont trompés et qui en profitent pour élargir leur compréhension, pour leur apprendre à réfléchir plus logiquement, à s'astreindre à de meilleures disciplines de travail1.
1 Voir également à ce sujet le chapitre précédent : "Le chef, un juge", en particulier le paragraphe sur récompenses et punitions.

Un autre moyen encore, c'est la tournée du chef, "l'oeil du maître". Il faut qu'un chef quitte son bureau et aille régulièrement faire une tournée dans son entreprise ou son département pour vérifier la marche de son affaire. Ceci aussi demande à être fait systématiquement, si l'on veut que ces tournées aient un rendement efficace. Il ne s'agit pas de se promener sans rien voir et de se contenter de la vue d'ensemble. Il faut vouloir vérifier un détail et si possible le détail qui cloche à ce moment-là. Si l'on connaît son affaire et ses collaborateurs, on sait où sont les difficultés, où il pourrait y avoir un relâchement ou une faute, et c'est là que l'on ira voir. Cependant, en faisant des tournées de ce genre, le chef ne va pas corriger un détail quelconque vu par hasard, parce qu'on l'aurait fait autrement, sans se faire expliquer auparavant par le chef directement responsable, pourquoi il le fait ainsi. On évite ainsi de provoquer du désordre et on acquiert une influence éducatrice et bienfaisante.
Il ne faut pas oublier non plus le contact que l'on peut trouver avec ses collaborateurs en dehors du travail, dans le sport, dans les sociétés, en les invitant chez soi. Ce contact est nécessaire, car il permet de connaître ses sous-ordres dans un autre milieu et d'arriver à un rapprochement plus. intime. Ce rapprochement n'est bon et ne porte ses fruits que quand il est spontané et sincère. Car c'est dans la conversation libre que peuvent se traiter toutes les questions générales et que la conception sociale et morale de ses collaborateurs s'éclaire d'une façon beaucoup plus naturelle et fructueuse que pendant les heures de travail. A côté de i influence directe de chaque chef, il faut organiser la formation systématique en instituant des "cours pour début d'apprentissage , des "ateliers de formation professionnelle", des "cours de cadres" tels qu'ils ont déjà été introduits par plusieurs entreprises.

Après cet aperçu de quelques-uns des moyens dont disposent les chefs pour éduquer leurs collaborateurs, voyons quels sont les "points" sur lesquels il faut les former. Nous ne parlerons que de certains d'entre eux, sur lesquels il faut toujours insister à nouveau.

1. Chercher l'essentiel.
Dans toute tâche il y a un point important, qu'il faut saisir et respecter à tout prix, et une quantité de points secondaires qui sont des directives utiles, mais pouvant s'adapter aux nécessités.
Il est donc nécessaire, dans la façon de donner et d'expliquer une tâche, d'apprendre à ses sous-ordres à toujours chercher premièrement l'idée directrice à laquelle il faut qu'ils se conforment en tous les cas, puis à saisir les points secondaires qui sont pour eux des indications précieuses, qu'ils doivent savoir adapter aux circonstances. Les tâches prennent ainsi du relief, elles deviennent vivantes et intéressantes.

2. Chercher à perfectionner.
Examiner tout travail avec l'intention de l'améliorer : "Toute chose peut être mieux faite qu'elle n'est faite."1 (Ford). Nous prenons l'habitude de demander : pourquoi a-t-on fait ainsi jusqu'à présent ? Pourquoi cette opération, cette écriture, ce mouvement ? sont-ils nécessaires, ne pourrait-on pas les supprimer ou en tout cas les simplifier encore ? Inculquons cet état d'esprit à chaque collaborateur afin d'éviter la mentalité étroite et routinière qui conduit au : "On a toujours fait ainsi".
1Il y a un proverbe qui dit : "Le mieux est l'ennemi du bien" ; ceci doit mettre en garde contre les améliorations qui n'en sont pas.

3. L'expérience.
Nous empruntons ici encore la façon de penser du professeur Friedrich en distinguant les quatre points suivants :
a) Rassembler les expériences. Montrer comment il faut observer pour voir, pour ordonner ce que l'on a vu et pour savoir s'en servir.
b) Réclamer les expériences d'autrui. Ne pas repousser les suggestions que l'on vous fait, mais apprendre à en profiter, plus que cela, à les provoquer, car c'est seulement ainsi que l'on tire vraiment parti des expériences faites par les autres.
c) Transmettre ses expériences. C'est le contraire du "petit carnet" personnel que l'on porte soigneusement sur soi pour que personne ne risque de le voir et de profiter de nos expériences, ceci dans le but de se rendre indispensable. La bonne attitude consiste à former ses collaborateurs, à les mettre au courant de tout ce qu'on sait, afin de se libérer pour d'autres tâches qu'on ne pourrait pas entreprendre sans cela.
d) Appliquer ses expériences. Il ne suffit pas de savoir, il faut appliquer ce que l'on sait. Or très souvent des collaborateurs vous disent, lorsqu'une amélioration est introduite : "Il y a longtemps que je dis qu'il faut faire cela". Ces collaborateurs-là sont inutiles ; un collaborateur doit apprendre à réaliser ou à faire réaliser ce qu'il sait être bon ou nécessaire, il doit sentir que sa responsabilité va jusque-là et ne s'arrête pas avant.

4. Disposer à l'avance.
Emportés par le "train-train" de tous les jours, nous avons souvent de la peine à prendre le temps nécessaire pour organiser notre travail à l'avance. Une habitude qu'il faut enseigner dès le début de la formation professionnelle, c'est de ne jamais laisser l'apprenti commencer un travail avant d'avoir réfléchi comment il veut le faire, d'habituer les chefs d'équipe à faire leur plan de travail le soir pour le lendemain. C'est ainsi que l'on arrive à dominer son travail au lieu d'être dominé par lui. Ceux qui se laissent bousculer par les événements et qui courent toujours au plus pressé n'arrivent pas à se ressaisir, ils ne conçoivent même plus que l'on puisse faire autrement. En introduisant les méthodes rationnelles de travail, qui consistent précisément à s'organiser à l'avance, il faut faire fonctionner un certain temps l'ancien système du "se débrouiller au dernier moment" en parallèle avec le nouveau. Ce n'est que quand le travail préparé par ce dernier a remplacé le travail en cours, non encore préparé, que l'on peut supprimer l'ancien système et récupérer des forces de travail. Cette difficulté explique pourquoi il est souvent malaisé d'obtenir de ses sous-ordres (et de soi-même) qu'ils préparent effectivement leur travail à temps.

5. Apprendre à collaborer.
Comment enseigner cela ? Nous avons déjà vu plus haut bien des faces de cette question. Il faudrait pouvoir mieux orienter ses sous-ordres, leur exposer par des cours (cours de cadres par exemple) ou par des conversations particulières ou encore au moyen de communications écrites (journal d'usine) quelles sont les tâches des autres parties de l'entreprise, surtout celles avec lesquelles ils sont en rapport. C'est ainsi qu'ils seront initiés aux difficultés que les instances supérieures ont à vaincre. Questions de finance, de traitement, de choix et de formation des cadres, etc. Or, des que ces choses sont comprises on est plus patient, plus tolérant, on cherche à aider, alors qu'avant, on critiquait et dénigrait faute de pouvoir comprendre.

VI
Ce qu'on attend d'un chef

Les qualités que l'on demande à un chef sont :
Premièrement, qu'il soit une personnalité, c'est-à-dire d'après l'étymologie même du mot, un organe à travers lequel le son passe : per - son - alité. Qu'est-ce qui doit se faire entendre au travers du chef ? - C'est la conscience de la destinée humaine.
Un chef doit être capable de sentir la destinée, non seulement de l'entreprise pour laquelle il travaille, mais de chacune des personnes qui lui sont confiées. Il faut donc quelqu'un qui soit assez dépréoccupé de lui-même pour pouvoir comprendre le plan du Créateur.
Nous sommes actuellement à la fin d'un siècle de matérialisme. Le pur égoïsme des individus a été endigué par le collectivisme des classes, des groupements professionnels et des nations. Plusieurs se sont même rendu compte de la nécessité d'une Société des Nations. La raison pure montre que, pour éviter les catastrophes qui nous menacent de toutes parts on devrait s'entendre par-dessus les barrières. Cependant les individus, les groupements, les pays agissent exactement dans le sens contraire. Ils cherchent leur propre salut aux dépens de celui des autres. Telle est la situation dans laquelle nous nous trouvons. Toutes les choses qui nous paraissent sûres sont ébranlées. En voulant à tout prix se lancer en avant, gagner de l'argent, dominer les autres, on est arrivé à un chaos indescriptible. C'est précisément à ce moment que l'homme se réveille et prend conscience de sa folie. Des personnalités importantes, qui ont des responsabilités dans divers pays, se sont rappelé que la paix sociale n'est possible que dans une attitude chrétienne.

Nous voudrions citer ici une lettre que le Président de la Confédération suisse, M. PILET-GOLAZ, adressait en août 1934 à une réunion du Groupe d'Oxford, à Thoune :
"J'ai longtemps cherché les causes profondes de la crise morale et économique que traverse le monde. Je n'en ai trouvé qu'une seule qui me satisfasse, plus exactement qui donne satisfaction à ma raison: notre civilisation chrétienne a perdu l'esprit qui l'animait, qui l'inspirait, qui la soutenait et l'élevait, l'esprit du Christ. Si elle ne s'en pénètre pas à nouveau, elle est condamnée. Les mesures, presque toutes superficielles et temporaires, qui sont prises aujourd'hui pour lutter contre la déchéance matérielle et spirituelle dont nous sommes menacés, ne serviront à rien - supposé que la plupart d'entre elles ne soient pas nuisibles - si elles ne se doublent pas d'une véritable régénération des coeurs. C'est vous dire que je ne vois le salut terrestre, comme le salut de l'âme, que dans un retour au christianisme ; bien entendu, au christianisme véritable, intime et convaincu, non pas au christianisme verbal et formel dont beaucoup voudraient se contenter.
Illusion ? Chimère ? Pourquoi douter ? La foi soulève des montagnes. C'est elle qui sauve, mais elle seule..."

Et à la même occasion, le Conseiller fédéral ETTER affirmait en d'autres termes semblable conviction. Il disait entre autres :
"Si nous voulons être libérés des chaînes de la pensée matérialiste, il nous faut retrouver le chemin des Evangiles."

Le Christ a dit : "Cherchez premièrement le royaume de Dieu et toutes choses vous seront données par-dessus". On commence enfin à saisir le sens de cette parole, en comprenant que dans ta vie des affaires comme dans la vie en général il s'agit de rendre service d'abord et ensuite seulement de gagner.
Est-ce une illusion ou une chimère ? pour reprendre les paroles de M. PILET-GOLAZ. Seuls les faits peuvent nous répondre. Or, il y a aujourd'hui des gens qui trouvent la force de quitter leurs sécurités matérielles, leur position, pour se donner complètement à d'autres hommes. Il y a des industriels qui osent appliquer l'honnêteté absolue en affaires, même au risque de perdre des affaires. Il y a des ouvriers qui sont heureux de n'être qu'ouvriers, afin de pouvoir apporter à leurs camarades la libération qu'ils ont éprouvée eux-mêmes. Il y a des hommes qui, pendant des années, avaient été des tyrans à la maison, et qui travaillent maintenant au développement de leur famille. Donc, où régnaient la haine et la méfiance règnent aujourd'hui la confiance et l'amour.
Aucune théorie ne peut apporter des changements aussi profonds dans la nature humaine. Seule une force agissante en est capable. Si nous demandons à tous ces gens comment ils en sont arrivés là, c'est partout la même réponse : Dieu et Christ sont devenus une réalité dans ma vie de tous les jours, dans ma famille, dans ma profession, dans ma politique.
La tâche suprême du chef est de développer en lui et chez ses sous-ordres l'honnêteté, la pureté, l'oubli de soi et l'amour absolus, qualités qu'aucun homme ne peut atteindre sans s'appuyer sur Celui qui a dit : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même".
Ces hommes savent que Dieu a un plan ; ils cherchent leur sécurité dans l'accomplissement de ce plan. Ceux-là sont de vrais chefs.

La deuxième qualité que l'on attend du chef, c'est qu'il soit capable d'écarter les obstacles qui empêchent ses subordonnés de se donner à la tâche commune.
Or, le grand obstacle, c'est le "moi", c'est l'orgueil, le manque d'humilité, qui fait qu'à force de tout rapporter à soi on devient incapable de comprendre les besoins des autres et par conséquent de collaborer avec eux.
Comment faire pour écarter cet obstacle chez ses subordonnés ? La première condition, c'est que le chef soit débarrassé de ses préoccupations personnelles, qu'il puisse témoigner de cette libération et en montrer le chemin. Pour avoir le courage de le faire, il faut qu'il aime ses subordonnés au moins autant que soi-même.
Or comme nous l'avons vu plus haut, le chef doit rechercher le contact direct et objectif avec ses subordonnés. Prenons successivement chacun de ces termes :

Le contact : Nous entendons par là la discussion qui jaillit de la rencontre de deux êtres vivants, avec tout leur mystère et toutes leurs forces vives. Pour que ce contact soit salutaire, il faut qu'il soit dépourvu de toute solution préméditée. "C'est du choc des idées que jaillit la lumière" ; nous dirions ici : "C'est du contact de deux personnalités qui se cherchent, sans parti pris, que naissent les solutions positives des problèmes personnels qui risquaient sans cela de les séparer".

Le contact doit être direct : tout intermédiaire, même s'il veut aider, empêche une solution vraie, car seul le contact direct met l'homme en face de l'homme et permet d'aller au fond des choses. Lorsque le chef direct n'est pas compétent pour résoudre une question que lui pose un de ses sous-ordres, il doit mettre ce dernier en contact avec celui qui a la compétence voulue. Les intermédiaires éloignent au lieu de rapprocher. Si chacun savait cela, on n'aurait pas cette impression écrasante, trop souvent rencontrée dans les grandes entreprises, d'une "force anonyme" qui décide en haut lieu sans aucun sentiment humain et personnel. Le contact direct est le seul lien qui permet de s'enrichir réciproquement et d'arriver à l'estime des chefs.

Ce contact doit être objectif : Pour cela, il faut commencer par vouloir comprendre son prochain, chercher à saisir ce qu'il entend quand il emploie tel ou tel mot. Ce n'est qu'en comprenant la raison et la façon de penser et de sentir de son interlocuteur qu'on apprend à le connaître et qu'on peut ensuite s'en faire comprendre. Au lieu de cela, chacun défend son point de vue, voulant persuader l'autre que son idée est la meilleure. Le rôle du chef dans nos usines est de chercher partout et toujours la vérité, tout particulièrement par le contact direct avec son prochain, qui est une partie de cette vérité qui nous entoure et avec laquelle nous devons nous mesurer.

Ce contact, il faut le rechercher et non le fuir comme le font tous ceux qui ont peur de se trouver face à face avec un autre homme, alors qu'ils n'ont pas pour se défendre et se protéger toute une série d'objections toutes faites, auxquelles ils sont habitués. Ils craignent la vérité toute nue telle qu'elle se dégage souvent d'une façon inattendue lorsqu'on laisse la personnalité de son prochain agir sur soi.

C'est être une personnalité forte et bien équilibrée que de rechercher le contact direct et objectif avec ses subordonnés1, c'est être un homme large d'esprit, ouvert à la recherche de la vérité ; c'est en même temps vouloir venir en aide à son prochain et le servir jusque dans ses difficultés personnelles.
La troisième qualité que l'on attend d'un chef, c'est qu'il soit capable d'entraîner ses subordonnés vers la réalisation du but commun. Pour ceci, il faut qu'il croie lui-même à ce but, qu'il sache en faire comprendre la valeur, qu'il fasse sentir à chacun sa responsabilité, non seulement vis-à-vis des individus qui collaborent dans la même affaire, mais vis-à-vis des personnes qui en utilisent les services et vis-à-vis du pays tout entier.
Ce que nous demandons d'un chef dépasse de beaucoup ce que la moyenne de nos cadres est capable de donner. Il est donc nécessaire d'arriver à les mieux sélectionner et à les mieux former. Le chapitre suivant montre comment la psychologie appliquée peut faciliter la tâche du chef.

1 Ceci n'exclut pas le devoir du subordonné de rechercher lui aussi le contact avec son chef. Mais cela lui sera plus facile si celui-ci sait sentir son désir et venir au-devant de lui.

VII
L'aide que la psychologie appliquée
peut apporter à la vie des affaires

1. QU'EST-CE QUE LA PSYCHOLOGIE APPLIQUEE, APPELEE AUSSI PSYCHOTECHNIQUE ?

La physiologie est une science qui s'occupe du "corps" humain, la psychologie s'occupe de "l'esprit". La "psychotechnique" est l'application de la "psychologie" aux besoins de la "technique".
L'examen psychotechnique recherche avant tout les aptitudes naturelles, qui sont plus importantes, mais aussi plus difficiles à déceler, que les aptitudes professionnelles acquises. Leur importance provient de ce qu'elles varient peu chez un même individu, qu'il doit par conséquent compter avec elles en toutes circonstances, alors que les aptitudes acquises et les connaissances professionnelles peuvent s'apprendre ou s'oublier.
Cependant la psychotechnique ne comprend pas seulement l'examen de la structure psychologique des individus, mais aussi, pour ne citer que quelques applications1, l'étude des exigences professionnelles, des lois pédagogiques de la formation professionnelle et de celles qui régissent les rapports humains dans tout travail en commun.
Il faut donc apprendre à donner au terme de psychotechnique sa vraie valeur, qui dépasse de beaucoup la conception trop étroite et erronée que s'en font nombre de personnes mal renseignées, qui comprennent sous ce mot uniquement l'application de quelques tests (épreuves) devant permettre de dépister certaines aptitudes manuelles ou intellectuelles. C'est pourquoi maintenant l'on parle souvent de psychologie appliquée au lieu de psychotechnique.

1 La psychologie des accidents et celle de la réclame font, par exemple, également partie des tâches de la psychotechnique.

2. LES SERVICES QUE PEUT RENDRE LA PSYCHOTECHNIQUE

a) Placer plus rapidement l'homme qu'il faut à la place qui lui convient.

Chacun sait combien il est difficile soit de donner à un individu le travail qui lui convient le mieux, soit de trouver pour un travail donné la personne que l'on cherche. Cette difficulté est augmentée par le fait que l'on a de la peine à savoir comment un individu se comportera dans une nouvelle place. Les renseignements fournis sur lui donnent, dans le cas le plus favorable, des indications sur la façon dont il s'est tiré d'affaire dans un travail semblable. De plus, grâce à son expérience personnelle le chef, après avoir conféré avec l'intéressé, doit se faire une idée de ses possibilités de réussite, au cas où la place en question lui serait confiée. Mais chaque chef consciencieux a toujours l'impression que c'est malgré tout une loterie, il aimerait avoir des renseignements complémentaires plus précis.
"L'examen psychotechnique peut lui fournir un certain nombre d'indications qui lui faisaient défaut jusqu'ici, indications qui portent principalement sur le degré de développement des aptitudes naturelles, sensorielles, motrices ou intellectuelles, et sur certains traits de caractère déterminant les habitudes de travail particulières à la personne examinée".
"L'examen des exigences professionnelles", qui est un complément indispensable de l'examen individuel, si l'on veut pouvoir tirer parti de ce dernier, fournira au chef responsable le reste des indications qui lui sont nécessaires pour prendre, en connaissance de cause, une décision, soit en matière d'orientation, soit en matière de sélection professionnelle.

Voici quelques exemples d'application tirés de la pratique:

1. Un ouvrier manoeuvre, spécialisé sur une meule ou lapidaire, ne donne pas satisfaction. Il était, au dire de son chef, imprécis et lent. L'examen psychotechnique a montré que soit le coup d'oeil, soit la sensibilité à la pesanteur, étaient insuffisamment développés (nettement au-dessous de la moyenne). Or, ces deux aptitudes jouent un rôle important dans le travail qui lui était demandé, d'où le résultat négatif signalé par son chef. La connaissance de ces causes permit de déplacer et d'utiliser cet ouvrier au polissage des mêmes pièces, dans la même usine, les aptitudes insuffisantes citées ci-dessus ne jouant aucun rôle pour cette opération. Il en est résulté, dès la première période de solde, une augmentation du gain de l'ouvrier d'environ 40 % quoique cette seconde catégorie d'ouvriers ne soit pas plus payée que la première.

2. Un ouvrier, qui travaillait depuis plusieurs mois sur des tours semi-automatiques, allait être renvoyé comme incapable. L'examen psychotechnique révèle des aptitudes sensorielles bonnes, une conscience au travail excessivement développée, combinée avec une confiance en soi insuffisante. Il en résultait que cet ouvrier perdait du temps à vérifier ses mises en train et à jauger inutilement ses pièces, ce qui fait qu'il n'arrivait pas à exécuter la quantité demandée. A la suite de l'examen psychotechnique, on décida de lui donner de grandes séries, exigeant beaucoup de précision. Ce travail, mieux adapté aux aptitudes de cet individu, donna d'excellents résultats et cet ouvrier, qui allait être renvoyé, fut, quelques mois après ce changement, considéré par son chef comme un des meilleurs de la maison.

3. Un technicien-dessinateur était renvoyé de place en place sans pouvoir tenir nulle part. L'examen révèle une bonne intelligence, capable de suivre avec précision, dans tous leurs détails, des analyses et des déductions logiques, mais manquant de vue d'ensemble. Il part, par conséquent, sans avoir toutes les données d'un problème et arrive souvent à des résultats faux et inutiles, parce qu'il ne sait pas voir son travail dans son ensemble, ni en déterminer les possibilités et les limites. C'est pour cette raison qu'il était taxé d'imprécis et d'impratique par ses différents chefs. Après l'examen, on lui confia des taches spéciales, bien délimitées, en ayant soin de s'assurer, avant de le laisser commencer, qu'il avait bien devant lui toutes les données du problème. Dans ces conditions il donna entière satisfaction et rendit de précieux services à son nouveau chef.

4. Un homme d'une grande intelligence avait été propose par ses chefs pour le poste de directeur d'une société d'assurances. L'examen révèle une intelligence exceptionnellement bien développée dans toutes les directions: compréhension rapide, vue d'ensemble avec juste estimation des valeurs, précision dans les détails, sens psychologique affiné, grande force de travail, toutes les qualités qui, au premier abord, paraissent excellentes pour un poste de directeur ; mais ce qui lui manquait, c'était l'énergie nécessaire pour prendre rapidement une décision sans se laisser influencer par toutes les difficultés qu'il prévoyait, grâce à sa grande intelligence. On décida donc de le prendre comme secrétaire général du directeur en chef. Le directeur prenant les décisions, il n'avait plus qu'à les faire exécuter, tâche qu'il remplit à merveille grâce à son intelligence et à son savoir-faire.

Ces quelques exemples montrent quelles sont les indications complémentaires que peut fournir un examen psychotechnique et quelle utilité ces renseignements peuvent avoir pour arriver à placer plus rapidement l'homme qu'il faut à la place qui lui convient.

b) Améliorer la formation professionnelle.

Au point de vue pédagogique, il y a longtemps qu'on s'occupe à l'école de la formation intellectuelle de nos enfants. Par contre, il est effrayant de voir combien on s'est peu occupé (à part quelques rares exceptions) de la formation professionnelle systématique basée sur des principes psychologiques.
La psychotechnique établit son programme d'enseignement sur les principes suivants :
N'enseigner qu'une chose nouvelle à la fois. Veiller à ce que cette chose soit répétée et entraînée dans les exercices suivants.
Ne passer à des notions nouvelles que lorsque les précédentes sont bien assimilées. Ces principes sont, en général, connus ; la possibilité de les appliquer n'a pas été suffisamment étudiée. Une étude de ce genre amène à la nécessité de décomposer les mouvements professionnels en exercices préliminaires, assez simples pour qu'ils puissent être exécutés correctement dès le premier essai.

Les résultats obtenus par l'application de ces principes ont été ai réjouissants que le nombre des ateliers de formation professionnelle qui les utilisent augmente rapidement. Un atelier d'apprentissage de mécaniciens, réorganisé d'après ces nouvelles méthodes, a amené, grâce à la sélection et à la formation psychotechnique, une augmentation moyenne de production, pendant la première année d'application, de 48 %, et ceci dans le même atelier, avec les mêmes travaux et le même contremaître.
Les mêmes principes appliqués à la formation d'apprentis maçons ont permis d'obtenir dans des "cours de début d'apprentissage" de cinq à six semaines, la construction, par les apprentis, de murs en briques à une allure moyenne égale à celle d'ouvriers formés et d'une qualité plus soignée. Ceci n'est possible avec des enfants sortant de l'école, que grâce à une technique professionnelle rationnelle et une formation systématique respectant les lois psychologiques élémentaires.
Des résultats analogues ont été obtenus depuis lors dans un grand nombre d'industries.
Cette même méthode a fait ses preuves pour la formation d'adultes dans les centres de rééducation de chômeurs ou dans les usines qui, à court de personnel ouvrier qualifié, ont organisé des ateliers de formation professionnelle sur cette base pour former des tourneurs, des ouvriers sur machines, des ajusteurs, des chaudronniers.

c) Faciliter la conduite du personnel.

Nous venons de voir dans les chapitres précédents combien il est difficile d'être un bon chef. La psychotechnique peut faciliter la tâche du chef en venant en aide à ses connaissances psychologiques souvent insuffisantes. Elle lui fournit l'analyse des individus avec lesquels il est appelé à travailler, elle lui indique ainsi la façon de les prendre pour leur aider à se développer et à s'adapter aux exigences de leur travail et inversement pour mieux savoir adapter le travail à leurs aptitudes particulières. Nous n'insisterons pas ici sur ce point qui est exposé tout au long ci-dessus.

d) Elle est une base pour l'étude du travail et pour celle de l'organisation.

Puisqu'il s'agit du travail humain, "il faut que ce travail tienne compte des lois physiologiques et psychologiques". Un travail sera rationnel s'il est bien adapté à l'individu qui doit l'exécuter. Une organisation sera viable et rentable ai elle tient compte des facteurs psychologiques qui déterminent l'attitude des individus dans le travail en commun. Il est donc tout naturel que la psychotechnique soit également appelée à s'occuper des questions de rationalisation.

CONCLUSION
Mais si important que cela soit, l'essentiel "c'est l'esprit dans lequel on le fait". Cet esprit doit, dans chaque entreprise, émaner du chef qui la dirige. Partout où cet esprit règne en force génératrice de vie, la psychotechnique peut rendre de très grands services, là où il manque, elle ne peut que corriger des détails accessoires.
Nos expériences de ces dernières années nous ont appris que la science toute seule n'arrive pas seule à modifier l'état d'esprit de l'être humain pour le faire passer du "moi" au "nous", mais que c'est l'exemple d'hommes libérés qui ont passé par là qui permet aux autres d'arriver à cette libération.
La tâche suprême du chef consiste à conduire ses hommes vers leur destinée. La psychologie appliquée lui est pour cela un outil précieux, car elle lui permet de mieux comprendre l'être humain, ses difficultés et ses besoins.
Mais seule la valeur morale du chef et sa foi dans la force qui nous a créés et qui nous dirige lui permettra de faire de ses collaborateurs des valeurs humaines, des citoyens nouveaux d'un monde nouveau.

ANNEXE
Le travail d'usine et l'âme humaine

Nous avons jugé intéressant de donner ici le contenu de cette étude, qui nous a été demandée par l'Institut de Coopération Intellectuelle de la Société des Nations, à Paris, comme contribution à une enquête sur le machinisme ; quoique certains points aient déjà été touchés dans les chapitres du présent Livre, ils sont vus sous un autre angle.

INTRODUCTION

Actuellement on parle beaucoup du machinisme et de ses répercussions sur la mentalité ouvrière. Parmi les différents auteurs qui traitent ces questions, il y en a qui ne connaissent l'usine que du dehors. Leurs impressions sont par conséquent souvent celles qu'un intellectuel pourrait avoir s'il devait travailler à une machine et non pas celles de l'ouvrier, qui a une autre formation. D'autres études, par contre, sont purement techniques : elles s'appuient sur une certaine tendance naturelle à l'homme à se laisser aller à l'automatisme et au manque de réflexion ; poussé par la seule préoccupation du rendement, on l'exploite sans penser plus loin, sans étudier les réactions secondaires, c'est-à-dire à longue portée, qui sont cependant déterminantes, tant pour l'individu que pour la collectivité.
L'étude qui suit se base sur des expériences faites dans des usines avec des ouvriers. Il est intéressant de comparer l'état actuel avec les conditions naturelles et primitives du travail ; on voit ainsi sur quels points le travail moderne diffère de ces dernières et les correctifs qui s'imposent pour parer aux inconvénients inhérents au machinisme moderne s'y découvrent plus facilement.
Espérons que ces quelques constatations contribueront à éclairer le problème et à diriger les efforts des personnes responsables vers un plus grand respect de l'âme humaine et de ses besoins, tout en restant sur le terrain solide des réalisations économiques possibles.

I. CONDITIONS NATURELLES ET PRIMITIVES DU TRAVAIL

A. L'individu.

L'enfant ou l'être primitif qui a besoin d'un outil pour faciliter son travail cherche tout naturellement à le façonner lui-même ; puis, lorsque ce travail lui a réussi, il constate immédiatement les services que cet outil est à même de lui rendre.
Nous trouvons donc réunis, dans un seul et même individu, le désir né du besoin, la conception et la fabrication de l'outil qui permettra de répondre à ce besoin et la constatation des services qu'il rend.
Cet état de choses tient compte de différents besoins naturels à l'homme : l'instinct de conservation, l'instinct d'affirmation, le besoin de créer et la satisfaction de l'effort couronné de succès.
On verra dans les chapitres suivants dans quelle mesure le travail brisé, nécessité par la production moderne - dont le machinisme n'est qu'un des côtés - a modifié ces conditions primaires naturelles à l'homme.

B. L'équipe.

Dès qu'un travail devient trop difficile pour être exécuté par un seul homme, il est tout naturel de demander de l'aide à d'autres, dans l'espoir que plusieurs ensemble réussiront là où un seul ne peut arriver. Cette forme de "travail en équipe" est naturelle aux enfants dans leurs jeux. Elle l'était également aux hommes primitifs qui, lorsqu'ils avaient de gros poids à transporter ou d'autres travaux difficiles à faire, demandaient la collaboration de plusieurs membres de la tribu.
Nous retrouvons ici exactement les mêmes conditions que dans le paragraphe A, pour autant que le travail fourni intéresse vraiment chacun. Il vient s'y ajouter un sentiment de solidarité. La discipline que doit s'imposer une équipe de travail l'oblige à demander à chacun d'entre eux de coordonner leurs efforts. Cette tâche fait naître chez le chef qui prend le commandement un sentiment de supériorité et d'orgueil, elle favorise l'instinct de domination. On touche ici au premier élément des relations hiérarchiques de commandement, avec tous les problèmes que cela comporte dans le travail d'usine.
Nous ne parlerons pas ici des travaux imposés à contre-coeur.

II. LE TRAVAIL D'USINE
EN QUOI DIFFERE-T-IL DE CES CONDITIONS PRIMITIVES ?

Il diffère des conditions sous 1 A. - par l'introduction du travail brisé.
A1) L'individu ne choisit plus l'objet qu'il veut fabriquer. (On lui "propose" bien un genre de travail lorsqu'on l'embauche, mais on lui commande la façon de le faire et tout ce qui concerne les détails d'application à l'intérieur de cette ligne générale.)
A2) Il n'en façonne qu'une partie, en général toujours la même.
A3) Il ne voit plus le résultat final de son travail.

Nous verrons tout à l'heure sous III - quels sont les correctifs qui s'imposent pour remédier à ces inconvénients, dont les répercussions psychiques sont beaucoup plus grandes qu'on ne le pense au premier abord.
Mais le travail d'usine ne diffère pas seulement du travail individuel, il diffère également du travail en équipe. La principale différence vient certainement du fait que tout ce travail est ordonné et non spontané, qu'il est maintenu dans des règles rigides et qui est de très longue durée.

Retenons surtout les trois points suivants :
B1) L'ouvrier travaillant en équipe ne se rend pas compte de l'utilité de l'effort fourni par l'équipe, parce qu'en général il n'en voit pas le résultat final.
B2) Il n'est même plus désireux de connaître le but proposé à l'équipe, parce que ce qui l'intéresse c'est uniquement le gain qu'il retirera pour avoir consenti à louer ses forces ou son intelligence pour un résultat qui lui est d'autre part parfaitement indifférent.
B3) Il ne peut pas choisir ses coéquipiers, ceux-ci étant engagés et commandés par d'autres que lui.

On se rend donc facilement compte de l'immense différence qu'il y a entre l'équipe spontanée du primitif ou de l'enfant et l'équipe imposée du travail d'usine.

III. LES CORRECTIFS QUI S'IMPOSENT

Nous allons reprendre les différents points ci-dessus, en nous reportant à la même numérotation.

A1) Il saute aux yeux qu'il n'est guère possible de demander à l'ouvrier si chaque travail qu'on lui propose lui convient. Il faut qu'il fasse le travail qui est là ; sans cela il n'y aurait plus de production ordonnée possible. Mais on peut toujours lui montrer à nouveau l'intérêt général que présente ce travail. On peut surtout - et c'est la chose la plus importante - lui faire sentir périodiquement qu'on le lui confie et faire appel à sa responsabilité.
Le fait que l'ouvrier ne peut plus choisir spontanément le travail qui lui est imposé par les circonstances extérieures, mais que c'est un chef hiérarchique qui lui donne celui qui est demandé par la fabrication, n'est un inconvénient psychologique que si le chef direct accentue le caractère d'obligation au lieu de faire confiance et de donner des responsabilités. Partout où les chefs hiérarchiques savent faire appel à ces sentiments, l'individu ne proteste plus contre le travail qu'on lui "impose", il est fier du travail qu'on lui "confie". Ceci indépendamment de la nature du travail proposé.

A2) Il n'est pas important que l'ouvrier fasse lui-même toutes les opérations de fabrication, mais il faut qu'il les connaisse pour pouvoir en pensée reconstituer le tout. Il n'est malheureusement plus possible de faire exécuter à un seul et même ouvrier l'ensemble des opérations nécessaires pour la fabrication d'une machine, mais il est toujours possible de lui montrer le travail fait par les autres. Un ouvrier orienté de cette façon trouvera un plaisir tout différent au travail qu'on lui donnera, même si ce n'est qu'une partie brisée, parce qu'il se rend compte du rôle que cette partie joue dans l'ensemble, il se sent un élément de cet ensemble et n'est plus psychologiquement isolé.
Les correctifs qui s'imposent pour compenser les côtés négatifs du travail brisé sont, d'une part: montrer à chaque ouvrier les autres parties de ce travail brisé jusqu'au produit fini ; d'autre part - mais ceci n'est que partiellement possible - : ne pas laisser trop longtemps le même ouvrier faire une seule et même opération, mais lui en apprendre toute une série, de façon qu'il n'ait pas seulement une vision fugitive, mais qu'il réalise plusieurs d'entre elles et qu'il ait ainsi un sentiment plus grand de sa valeur personnelle.

A3) De plus, il est nécessaire de faire voir à l'ouvrier le produit fini, ainsi que son utilisation sur le marché. On emploiera pour cela des méthodes différentes suivant la nature du travail. S'il s'agit par exemple de la confection de tissus, on montrera le tissu apprêté tel qu'on le voit en magasin. S'il s'agit de machines, on pourra les montrer soit sur la plate-forme d'essais, soit chez un client, ou pour le moins faire voir les photographies des installations où ces machines sont utilisées.
L'expérience prouve que l'ouvrier ne fait pas de lui-même un effort pour se rendre compte de la chose, qu'il ne s'y intéresse que dans la mesure où l'on a réussi à éveiller son intérêt. C'est donc à la "maîtrise" de le faire en s'adaptant aux conditions spéciales de chaque entreprise.

B1) Il est également nécessaire de développer l'intérêt pour l'effort commun, pour le but proposé à "l'équipe". La chose la plus simple est de faire sentir le résultat immédiat du travail dans l'atelier : ce n'est qu'un but partiel ; puis on peut montrer les services rendus par l'ensemble de l'entreprise, cette dernière n'étant elle-même qu'un rouage de l'économie nationale et mondiale.
L'appât du gain ne suffit pas pour que l'homme puisse se donner tout entier et sans arrière-pensée à la tâche qu'on lui propose ; il faut qu'il en comprenne le sens, qu'il accepte cette tâche dans son for intérieur, qu'il puisse être fier d'y contribuer. On y arrivera dans la mesure où l'entreprise sera présentée comme organisme vivant, s'affirmant au travers de toutes sortes de difficultés, en en faisant connaître les chefs et le rôle décisif qu'ils ont joué dans le développement de la maison. Les moyens pour y arriver sont divers : Il y a les conférences, les publications ou simplement la transmission de toutes les traditions de la maison par la voie orale au travers des cadres de l'entreprise.

B2) On a tellement fait appel au désir de gagner pour pousser l'ouvrier à produire davantage qu'il ne faut pas s'étonner que par ce fait toute autre sorte d'intérêt ait été tuée. Il est facile de faire appel à la cupidité humaine, mais les résultats s'en font sentir tôt ou tard et alors il est plus difficile de remonter la pente.
Les mesures suggérées sous B1 s'appliquent aux inconvénients signalés sous B2).
3) Puisque l'équipe de travail ne se constitue plus par un choix spontané, mais que d'autres décident quelles seront les personnes qui collaboreront à un même travail, il faut faire particulièrement attention au choix de ceux que l'on désigne pour travailler dans une même équipe. La sélection - empirique ou scientifique - doit tenir compte de ce facteur psychologique et chercher à mettre ensemble des gens qui se comprennent.
Ces conditions étant remplies, il s'agit de développer le sentiment de solidarité et d'entraide chez les divers membres d'une équipe. Les moyens dont dispose le chef sont, d'une part, le mode de rémunération, d'autre part, la façon d'encourager chacun, de protéger le faible contre le fort, de faire travailler celui qui, au préjudice des autres, essayerait de "tirer au flanc".

IV. LES RAPPORTS ENTRE CHEFS ET SUBORDONNES

Ces rapports sont d'une telle importance dans le travail d'usine qu'il est nécessaire de les traiter à part. Nous reprendrons les réactions du subordonné vis-à-vis du chef en les subdivisant comme ci-dessus en réactions individuelles et réactions collectives.

A. L'individu.

1) Le besoin de s'appuyer sur quelqu'un qui le dépasse.
C'est un besoin général à tout être humain. S'il ne peut s'appuyer sur quelque chose qui le dépasse, il se sent incertain, hésitant. s'il n'a personne qui l'encourage, le comprenne ou l'approuve, il se décourage et ce découragement peut même aller jusqu'au désespoir.
Il est donc naturel que l'individu cherche tout d'abord à projeter sur son chef les qualités qu'il voudrait que celui-ci ait. Le chef, de son côté, flatté de cette confiance, essaie de jouer un rôle qui le dépasse. Le résultat fatal, c'est que le subordonné s'aperçoit un jour de son erreur. Il s'ensuit inévitablement de la méfiance, de la rancoeur, voire même de la haine à l'égard de celui que l'on avait surestimé.
Le chef spontanément reconnu est celui qui a vraiment cette supériorité que le subordonné recherche, celui qui sera pour lui un guide, un ami l'aidant à surmonter ses difficultés techniques et personnelles.

2) Le besoin de se développer et de jouer un rôle.
Tout être sain porte en lui la tendance à se développer, à s'imposer, à jouer un rôle. S'il ne cherche pas à le faire, c'est qu'il est malade. L'homme choisira donc spontanément une activité où il puisse montrer ce qu'il sait faire, afin de s'affirmer. Il cherchera par conséquent un chef qui l'aidera à se développer, qui le soutiendra et l'encouragera. Le chef qui a un ascendant naturel sur ses subordonnés cherchera instinctivement à développer leurs possibilités et à mettre celles-ci au service de l'ensemble. Ses subordonnés sentent en lui un chef qui veille à leur propre développement, qui les aide à mettre en valeur les dons qu'ils ont reçus.

3) Besoin d'indépendance.
Au premier abord ce besoin semble être contraire à celui indiqué sous 1) "Besoin de s'appuyer sur quelqu'un". Il n'est cependant contraire qu'en apparence, car l'être humain n'est pas un être rationnel ; c'est un être à tendances multiples qui se compensent et s'équilibrent les unes les autres.
Il y a deux tendances dans le besoin d'indépendance : l'une négative, qui consiste à ne pas vouloir se soumettre à une discipline, l'autre positive, qui consiste à vouloir choisir soi-même le meilleur moyen pour arriver au but que l'on s'est donné.
L'art du chef consiste par conséquent à amener ses subordonnés à trouver par eux-mêmes le meilleur moyen d'atteindre le but commun. Il doit être, sous ce rapport, un animateur et pas un dictateur.

B. L'équipe.

1) Besoin d'un but.
Pour que le sentiment d'équipe se développe, il faut que l'effort commun soit polarisé vers un but, vers un idéal accepté par tous. Le chef qui sera spontanément désigné comme tel sera celui qui sentira ce désir commun et montrera le chemin pour le réaliser.

2) Besoin d'un chef.
Le travail en équipe n'est possible que lorsqu'il y a quelqu'un pour le diriger et le coordonner. Ce chef doit avoir une autorité naturelle et il doit être celui qui a le maximum de dévouement pour l'équipe. Il doit se sentir le premier serviteur de tous. Les autres acceptent alors spontanément ses conseils et les exécutent comme des ordres.

3) Besoin de risque.
Rien ne forge tant une équipe que le risque enduré en commun. Il est par conséquent psychologiquement faux de vouloir écarter le risque, il est inhérent à la nature combative de l'être humain.

DT>4) Besoin de succès.
Le risque et la lutte forgent l'équipe, mais elle finit par se décourager et se désagréger si ses efforts ne sont pas couronnés de succès. Un chef digne de ce nom saura donc également, tout en lui faisant sentir le risque qu'elle court, montrer à son équipe les résultats obtenus, afin de lui prouver par ces résultats mêmes qu'elle est sur le bon chemin et qu'elle est capable de vaincre.
Tout ce que nous venons de dire est vrai pour n'importe quelle équipe, qu'il s'agisse de soldats, d'ouvriers, d'employés, d'explorateurs ou de n'importe quel autre travail en commun.

V. LE TRAVAIL EN USINE DIFFERE DE CES CONDITIONS

A1) Le chef hiérarchique, étant imposé par l'organisation de l'entreprise, n'est pas toujours le guide sur lequel le subordonné peut s'appuyer pour l'aider dans ses difficultés personnelles ou pour lui montrer le chemin qui lui permettra de faire un pas en avant. En outre, il y a bien peu de chefs qui savent que leur tâche première est de venir en aide à leurs subordonnés et que celle de veiller a La production ne doit venir en somme qu'après. Car, à quoi sert-il de produire pour l'humanité, si en ce faisant on détruit ce qu'il y a d'humain dans l'homme ?

A2) En distribuant le travail, on considère trop souvent les besoins de l'entreprise seuls, on cherche quelqu'un pour faire un travail donné au lieu de s'efforcer d'utiliser la personne qui est là au maximum de ses possibilités. Cet état d'esprit fait qu'on est très facilement amené à laisser des individus dans des postes qui ne correspondent pas à leurs aptitudes, ce qui les décourage et les aigrit.

A3) Des chefs de tous grades peuvent ainsi exercer leur tyrannie, qui est d'autant plus néfaste qu'ils sont moins à la hauteur de leur tâche. Par esprit de normalisation, on tue toute initiative, provoquant de la sorte une réaction négative, le plus souvent refoulée, qui se manifeste de temps en temps sous forme de haine collective. Tout ceci provient de ce que l'on n'a pas respecté la personnalité humaine, c'est-à-dire ce qu'il y a de divin en l'homme.

B1) Si nous reprenons maintenant le côté "équipe" nous voyons que l'appât utilisé pour le travail en commun est l'intérêt égoïste et "individuel" du gain. Quand le chef cherche à éveiller un intérêt plus altruiste, il le fait en général par des moyens qui sont trop distants et trop abstraits pour que l'ouvrier les comprenne, même parfois par des moyens auxquels il ne croit pas lui-même.

B2) Le grand chef de l'entreprise est parfois peu connu de ses sous-ordres et il ne lui est pas toujours possible d'avoir avec eux un contact personnel et direct.

B3) Les risques, les difficultés sont systématiquement écartés ; on dispose, on prévoit, on pense pour l'ouvrier. qui n'a plus qu'à exécuter chaque jour le travail donné. Ce n'est donc pas étonnant qu'il ait de la difficulté à s'y mettre tout entier, puisqu'on ne lui demande pas !

B4) L'effort est anonyme, le succès aussi ; si tout va bien, on trouve cela tout naturel ; s'il y a une faute, tout le monde vous tombe dessus ; ce n'est pas toujours très encourageant !

VI. LES CORRECTIFS QUI S'IMPOSENT

A1) Il est facile de voir ce qui manque, comment il faudrait que cela soit; mais comment faire mieux ? Il faut commencer par éduquer les "cadres", par leur donner le sens de leurs responsabilités vis-à-vis de leurs sous-ordres. Ceci peut se faire dans des cours spéciaux, comme ceux que l'auteur de ces lignes a donnés en Suisse et en France au cours de ces dix dernières années. Evidemment, ces cours ne suffisent pas, si les chefs responsables n'ont pas eux-mêmes cet état d'esprit et s'ils ne cherchent pas à le transmettre à leurs sous-ordres.

A2) Il y a dans chaque individu des valeurs positives et constructives qu'il faut trouver et développer. Comme nous l'avons déjà vu, l'homme a besoin de se sacrifier pour une noble cause, il a besoin de mettre en valeur les forces qui lui ont été données par la nature. C'est au chef de développer d'une façon systématique ce besoin latent chez chaque individu.

A3) Un des moyens les plus directs pour favoriser le développement indiqué dans le paragraphe précédent, c'est de chercher à éveiller le sens des responsabilités chez ses subordonnés. Or, pour cela, il faut leur montrer qu'on leur fait confiance. Deux exemples montreront mieux ce que nous entendons par là.
Dans une grande usine de produits chimiques, le contremaître explique à un nouvel ouvrier comment il doit se comporter et il insiste sur les très graves accidents qui pourraient se produire s'il n'observe pas ces prescriptions. Tout cela est normal. A partir de ce moment, le contremaître peut prendre deux attitudes vis-à-vis de lui: montrer sa méfiance en lui faisant craindre le "contrôle", ou témoigner de la confiance en lui disant : "c'est précisément parce que c'est dangereux que je vous ai choisi, vous, pour cette tâche, parce que je sais que je peux compter sur vous". Cela ne supprime pas la nécessité du contrôle, mais celui-ci devient une aide bienvenue ou une constatation du devoir accompli.
Comme deuxième exemple, prenons la façon de transmettre le courrier à ses subordonnés. Il y a deux façons de faire : se "débarrasser" du travail désagréable et de moindre importance sur ses subordonnés ou leur "confier" le travail qu'ils sont capables de faire. Si l'état d'esprit du chef est bon, il trouvera facilement la formule correspondante, par exemple : Voulez-vous vous occuper de cette affaire, car je tiens à ce que ce soit bien fait ?
Des hommes dirigés de cette façon travailleront avec un tout autre sentiment du devoir, avec une tout autre fierté professionnelle, avec un tout autre plaisir au travail, les conditions extérieures étant par ailleurs les mêmes que lorsqu'ils sont traités de l'autre façon.

B1) Il en est de même pour l'esprit d'équipe ; il faut le créer et l'entretenir, car le sentiment d'équipe est aussi nécessaire à l'homme que son bien-être particulier.
Il faut faire comprendre la beauté de la tâche commune, en montrer la poésie. Tout comme il est naturel de chanter la poésie de la campagne, d'exalter le courage du guerrier, il faut chanter le travail et le travail en équipe : ce dévouement de tous les jours, cette attention de tous les instants, cette collaboration de tous pour arriver à façonner, à créer le produit fini. On peut le faire par des publications, des conférences, des discours, et par exemple par l'école pour la génération qui monte. De même par les livres et les chants.

B2) Les chefs sont le mieux placés pour forger l'esprit de l'équipe qui leur est confiée; il s'agit donc
a) de bien les choisir,
b) de bien les former,
c) de bien les conduire.

a) Pour bien les "choisir", il faut savoir que si les compétences techniques sont nécessaires, elles ne sont pas suffisantes, que les qualités de chef sont des dons de la nature, plus rares que les dons de l'esprit et qu'il est plus facile de s'approprier des connaissances techniques que de s'improviser chef si l'on n'en a pas les aptitudes naturelles indispensables. Les nouvelles méthodes d'examens graphologiques et psychotechniques sont des auxiliaires précieux pour aider les chefs dans le choix de leurs collaborateurs de tous grades.

b) Pour bien les "former", il faut leur donner des cours de cadres, leur montrer les lois psychologiques qui régissent les rapports entre chefs et subordonnés et entre collègues. Puis, leur faire faire leurs premières armes dans d'autres ateliers que celui auquel ils sont destinés, afin que lorsqu'on leur confie le poste définitif, ils sachent déjà s'y prendre et ne blessent pas leurs sous-ordres en commettant des fautes que ceux-ci ne leur pardonneraient pas. Car, manquer de respect à la personnalité humaine, blesser ce qu'il y a de divin dans l'homme, c'est commettre une faute qui a des répercussions sociales jusque dans les générations futures.

c) Pour bien les "conduire", il faut savoir où les mener, donc connaître le chemin qui mène au but ; il faut soi-même être un exemple, un guide au travers de toutes les difficultés de la vie.

B3) De plus, il faut faire comprendre à chacun quels sont ses risques, ses devoirs, ses possibilités et comment tout cela dépend de la façon dont il exécute son travail, dont il prépare sa journée, dont il est avec ses camarades, ses chefs, ses subordonnés ; afin qu'il ait, avec la conscience de sa responsabilité, celle de sa valeur et du rôle qu'il a à remplir dans la vie.

B4) Enfin il s'agit, lorsque le travail a été couronné de succès, de féliciter non seulement l'individu, mais la troupe, l'équipe, afin que, prenant conscience du résultat de l'effort accompli, elle se sente encouragée.

VII.

Tout ce qui a été dit ci-dessus est le résultat tiré de nombreuses expériences faites par l'auteur et ses collègues des Instituts de la Fondation Suisse pour la Psychotechnique. Les lignes suivantes résument quelques-unes d'entre elles :

A. - Un de nos collaborateurs, M. A. Ackermann, a fait une enquête s'étendant sur un très grand nombre d'ouvriers manoeuvres de diverses usines. Par des questions indirectes dépourvues de toute suggestion, il a cherché à savoir ce que ces ouvriers ressentent. Le résultat fut que dans le 90 % des cas, ce qu'ils craignent le plus, c'est de devoir "encaisser" des reproches immérités. Le travail lui-même ne passait, même dans des conditions extérieurement défavorables, qu'au 3me ou 4me rang de ce qui leur était désagréable.

B. - Lors des premières occupations d'usines en France, quelles sont celles qui n'ont pas fait grève ? Partout où nous avons pu le contrôler, c'étaient des usines où le chef avait un contact personnel avec ses sous-ordres, où "l'homme" en tant que personnalité humaine était le sujet de son attention et de ses soins, où le chef savait s'intéresser à la famille des ouvriers, leur demandait des nouvelles de la maison et leur apportait de l'aide personnelle effective.
J'ai connu dans un de ces établissements un chef qui commence ses rapports d'usines par le côté personnel, il veut que ses sous-ordres le renseignent sur les fêtes ou les deuils, les anniversaires, les difficultés momentanées des hommes qu'il leur a confiés. Ce n'est qu'après qu'il passe aux questions techniques.
Lorsque ce contact personnel manquait, malgré tout ce qui d'autre part avait été fait pour les ouvriers, ces derniers ont occupé l'usine et manifesté une haine profonde contre des chefs qui les avaient traités en somme comme des "machines à produire".
Toutefois, il ne faudrait pas en conclure que partout où il n'y a pas eu d'occupations d'usines ces conditions psychologiques furent remplies et, vice versa, que partout où des usines ont été occupées, le contact entre le chef et ses ouvriers avait été mauvais.
D'autres expériences plus profondes et plus intéressantes encore sont en train de se faire un peu partout sur la surface du globe. Nous en citerons encore deux :

C. - Dans une usine de Suisse allemande, un ouvrier, comprenant la nécessité d'appliquer dans la vie d'usine les principes chrétiens, réunit un soir dans sa chambre une vingtaine de personnes : quelques-uns de ses camarades, quelques contremaîtres, des ingénieurs et le directeur de l'entreprise.
Il leur demanda s'ils ne croyaient pas qu'il serait possible de changer l'esprit de l'entreprise si chacun, quoi que cela puisse lui coûter, appliquait dans l'usine les préceptes chrétiens.
Ces hommes parlèrent tour à tour des difficultés qu'ils avaient effectivement à appliquer ces préceptes dans leur activité à l'usine. Les difficultés des uns furent des révélations pour les autres. Ouvriers et patrons se rapprochèrent plus par cette simple mise en commun de leurs expériences personnelles que par n'importe quelle théorie ou loi sociale.

D. - Dans une autre usine, c'est le patron qui, à la suite d'une tentative de suicide d'un de ses ouvriers, dit à son contremaître : "C'est curieux, quand il y a un communiste dans une usine, on s'en aperçoit tout de suite, mais, bien que nous soyons tous chrétiens, personne ne s'en doute !". Il en résulta entre ces deux hommes un échange d'expériences profondes. Depuis lors ils n'ont plus rien de caché l'un pour l'autre, la confiance absolue règne entre eux. Et ceci s'est déjà étendu: un quart des ouvriers de cette maison ont pu se parler à coeur ouvert entre eux et avec leurs chefs.
Les usines qui ont malheureusement trop souvent des foyers de mécontentement, des sources de révolte, peuvent devenir ce qu'elles auraient toujours dû être: des écoles de civisme, des pépinières d'hommes libérés d'eux-mêmes et par là capables de se donner à des travaux utiles à la collectivité. Le philosophe Vinet sentait déjà cette nécessité qu'il exprimait sous la forme suivante : "Je veux l'homme maître de lui-même pour qu'il soit mieux le serviteur de tous".
Le psychologue moderne dit qu'il faut que l'homme passe du "moi" au "nous".
Le chrétien sait qu'il faut que le "moi" capitule pour que l'être tout entier puisse être mis au service du grand plan de Dieu pour le monde.
C'est une seule et même grande expérience et chaque fois que l'humanité a cherché à échapper à cette obligation, elle s'est heurtée à des barrières infranchissables, elle en a été amenée à se détruire elle-même. Au contraire, quand l'homme accepte cette obligation, de nouvelles certitudes surgissent et des choses qui paraissaient impossibles deviennent possibles.
Cela peut paraître bien loin du machinisme, mais c'est très près de l'âme humaine et ce sont des faits qui semblent prouver qu'il est possible de parer aux inconvénients du travail d'usine signalés plus haut, en apprenant à respecter à l'usine et dans le travail lui-même les lois fondamentales qui régissent l'être humain.