Sorcellerie en Berry

La sorcellerie.
Je crois qu'elle fut longtemps combattue parce qu'elle est une réminiscence de nos plus ancienne croyances, de nos plus anciennes religions. Il est d'ailleurs intéressant de voir qu'elle est restée longtemps présente dans notre province, le Berry, si peu touché par l'emprise de l'Eglise. L'alchimie, branche cadette, la fit glisser vers la doctrine (les références à la kabbale, aux textes sacrés) et vers la science plus... "matérialiste".
C'est là un sujet qui m'intéresse, parce que de ma culture, de mes racines (la Bresne).
"En Berry, le paysage lui-même
suscite parfois la croyance
dans les maléfices..."


texte et dessin de Jean Louis Boncoeur

On peut trouver quantité de livres chez Bruno Deleuze, à la Librairie ésotérique du 3e MILLENAIRE

les meneux de loups - féerie berrichonne
retour en Berry




Pour inaugurer cette rubrique, un extrait de la Revue d'Etudes et d'Informations de la Gendarmerie Nationale:
"Gendarmerie et Sorcellerie au pays de George Sand" par le capitaine Herry (2e trimestre 1976)
"Les hallucinations du paysan qui, aussi bien que ses traditions, donnent souvent lieu à des croyances et à des légendes, prouvent que s'il est généralement privé du sens d'une clairvoyante observation, il a la faculté extraordinairement poétique de personnifier l'apparence des choses et d'en saisir le côté merveilleux."
George SAND, Contes et légendes du Berry

" Aux environs de La Châtre, les paysans croient qu'une sorte de génie malfaisant se montre dans les années bissextiles.
C'est le soir dans les marais et les étangs, surtout pendant les inondations, qu'il paraît et porte malheur a qui le voit. "
Maurice SAND

Dans nos campagnes du "coeur de France" se perpétuent encore des "croyances de tradition" qui peuvent paraître anachroniques (1).
Des pratiques de magie (ou plutôt de sorcellerie, car les vrais mages y sont rares) subsistent, comme au Moyen Age, dans certains villages isolés des grandes routes et du progrès technique.
Le paysan du Berry, comme celui de la Marche, du Morvan et du Bourbonnais, est volontiers crédule et superstitieux.
Ingénument, mais avec une bonne foi indéniable, il se croit capable de pactiser avec "les forces obscures" pour le meilleur comme pour le pire, les uns se considérant comme initiés aux maléfices, les autres doués pour "lever les sorts".
"Un homme du nom de "Georgeon" avait été jadis emporté à Montgivray par le diable.
C'était peut-être cette mauvaise âme qui faisait dès lors le métier de conduire
les autres à la perdition !!!"
George SAND, Contes et légendes du Berry


Photographie Claude-O. Darre.
Dans les contes et légendes du Berry, George Sand décrit bien ces personnages.
"Georgeon était le diable de la partie du Berry que l'on appelle "Vallée Noire". Ce nom terrible qui présidait aux formules les plus efficaces et les plus secrètes ne devait être confié aux adeptes de la sorcellerie que dans le creux de l'oreille; Il n'était pas permis de le dire plus de trois fois. S'ils l'oubliaient, c'était tant pis pour eux, il fallait financer de nouveau pour obtenir de l'entendre encore. Quel était le rang et le titre de "Georgeon" dans la hiérarchie des esprits de malice ? C'est ce que je n'ai pu savoir. C'est lui qu'il fallait appeler aux carrois ou carrefours des chemins, ou sous certains vieux arbres, mal famés, pour faire apparaître l'esprit mystérieux. Avait-il pouvoir par lui-même sur certaines choses de la nature, ou n'était-il qu'un messager intermédiaire entre l'enfer et l'adepte ? Je le croyais: Un homme du nom de "Georgeon" avait été jadis emporté à Montgivray par le diable. C'était peut-être cette mauvaise âme qui faisait dès lors le métier de conduire les autres à la perdition !!!".

Mais les plus nombreux s'imaginent être la proie de sortilèges. Ils attribuent à une intention maligne, sciemment conduite, les maux qui les frappent dans ce qu'ils ont de plus cher: leurs biens matériels. Ce sont les cultures qui périclitent, le bétail qui crève, le laitage qui s'appauvrit, le pain qui ne lève pas, les enfants qui ne profitent pas. Pour eux, ces avatars ont une cause surnaturelle qui échappe au vulgaire, et surtout aux gens de science: techniciens de la terre, vétérinaires ou médecins...

Le "devin" local, ou "leveu de sort", consulté ayant décelé l'origine du maléfice et désigné son auteur possible, les soupçons chez la victime cèdent le pas à la haine puis à l'esprit de vengeance.
Il s'agit presque inévitablement d'un lointain parent ou d'un voisin jaloux, ou d'un précédent propriétaire des lieux qui a jeté (ou fait jeter) un mauvais sort ! La discrimination entre "maléficiant" et "maléficié" est délicate à faire.
Combien de voisins dans nos villages du Centre détestent "à mort" car ils se soupçonnent réciproquement de sorcellerie. On échange d'abord des injures, puis des coups: parfois sortent les fourches et les fusils.

Fort heureusement, les échos du drame parviennent aux oreilles du maire et des gendarmes. Si dans ce cas l'action de la Gendarmerie ne présente aucune difficulté en ce qui concerne la constatation des infractions à la loi pénale, il en est autrement lorsque le drame ne s'est pas extériorisé, et que l'on n'est pas encore passé à l'acte.

Ainsi, dans un village à la limite de la Creuse et de l'Indre, un boulanger, M. Y... s'aperçoit un jour que son pain ne lève pas, est mal cuit et a un goût de moisi. Il en cherche les raisons sans résultat, et comme le phénomène se reproduit plusieurs fois dans les mois qui suivent, il fait appel à des experts en farine, en hydrométrie et en hygrométrie qui examinent les lieux et les produits sans rien trouver d'anormal ou pouvant expliquer que le pain se fait mal.
Le "leveu de sorts"


Photographie Claude-O. Darre.
Les faits se renouvelant encore, et ne pouvant en connaître la cause, M. Y... commence à penser qu'il est victime d'une force occulte. Il va consulter un "leveu de sorts" qui, contre finance, lui prescrit certains rites et prières qui pendant quelque temps semble être suivis d'effets, jusqu'au moment ou le phénomène réapparaît. M. Y... s'empresse alors d'aller chez le "leveu de sorts" qui, après l'avoir exploité un certain temps, lui dit qu'il ne peut plus rien faire, ayant contre lui une "force occulte" supérieure à la sienne. Il déclare connaître la personne qui en est l'émanation, et il la lui fait habilement désigner. Il s'agit d'une vieille personne, Madame X..., qui était autrefois propriétaire de la boulangerie.

La femme et la fille du boulanger (étudiante en sciences) sont elles aussi persuadées d'être victimes d'un ensorcellement. La famille vit dans l'anxiété et souffre moralement de cet état de choses. On commence à ne plus adresser la parole à l'ancienne propriétaire, on lui refuse l'entrée de la boulangerie, puis on l'insulte. Ensuite, on dépose devant sa porte du pain moisi, une chouette morte et le dessin d'une tête de mort. Enfin, on porte plainte à la Gendarmerie contre son action occulte.

Le chef de brigade déjà au courant des faits mène une enquête et essaye d'apaiser les plaignants, sans résultat. Il est de nouveau sollicité plusieurs fois. Il ne peut pas intervenir. L'ordre public n'est pas troublé et il n'y a aucune infraction pénale.
Il est cependant évident que Madame X... est en danger de mort. Faut-il attendre que le boulanger ou les membres de sa famille passent le seuil de l'état dangereux pour intervenir ?
Le commandant de compagnie persuadé des risques encourus par Madame X... lui demande d'aller vivre quelque temps chez son fils en Auvergne. Il demande l'avis du médecin de la famille, qui ne comprend pas l'attitude de ses patients, qui sont pour lui psychiatriquement et habituellement normaux. Le maire est du même avis.
Le commandant de compagnie tente de raisonner le boulanger et les siens et apprend qu'ils ont mis leur boulangerie en vente, et sont décidés à quitter le pays pour fuir ainsi le mauvais sort.

Quelque temps après, le commandant de compagnie reçoit la visite de journalistes de la Télévision venus faire une émission sur la sorcellerie. Il leur indique ce cas. L'émission a pour effet de délivrer les Y... de leur cauchemar. Il écrivent d'ailleurs au commandant de compagnie pour le remercier d'avoir "fait cette émission".

Que s'est-il passé ? Comment expliquer cette "guérison", et pour combien de temps ? Ces gens ont-ils été victimes d'une psychose hallucinatoire ? Comment le prouver et établir la démence ? Quels sont les moyens d'action de la Gendarmerie, lorsque l'ordre public n'est pas troublé, et qu'il n'y a pas infraction à la loi pénale ? Les autorités municipale et administrative peuvent-elles prendre une mesure de placement d'office ?
Dans ce cas bien précis, il est difficile de faire application de la loi du 30 juin 1838, articles 18 et 19.
II y a essentiellement un problème humain douloureux qui risque d'avoir des conséquences graves, sans qu'on puisse toutefois en être assuré. Seules des solutions humaines adaptées à chaque cas doivent être appliquées.

Y a-t-il des moyens d'action contre les "leveu de sorts" ? Oui, lorsque l'escroquerie peut être établie et que manifestement ces personnes sont de mauvaise foi et exploitent la crédulité des gens.
Non, dans les cas contraires. Le docteur Edmond Locard, directeur du Laboratoire de police de Lyon, écrivait en 1950:
"J'admets très volontiers qu'il y a un grand nombre de phénomènes psychologiques actuellement mal expliqués par la science dite officielle. Je crois en particulier a la télépathie et, dans une certaine mesure, à la transmission de pensée. Je crois en outre que des guérisons nombreuses sont obtenues par les moyens autres que la thérapeutique universitaire, et qu'il ne suffit pas de dire névrose, hystérie ou pithiatisme pour rendre compte des faits observés. Je suis en outre tout à fait certain qu'un grand nombre de spirites et de hiétapsychistes sont d'une entière bonne foi, et je ne me considérerai pas comme déshonoré pour avoir pensé comme Crookes, Richet, Lombroso ou Conan Doyle."

Nombreux sont les "leveu de sorts", qui ne sont pas connus ou autour desquels existe une certaine solidarité née de la crainte ou de la reconnaissance.
D'autres faits se rapportant à la sorcellerie peuvent être cités. Un tel déclaré aux gendarmes qu'il est victime de sorts lances par deux hommes, qu'il a des étouffements, sent mauvais surtout au moment de la lune ronde, que ses volailles sont sorties du poulailler sans que le grillage ou la porte n'ait été touché, etc.
Un autre reçoit d'Aubervilliers une petite cassette en bambou à l'intérieur de laquelle se trouve un petit sac en Nylon contenant un coeur de porc traversé de treize pointes.
Un autre voit son cheptel disparaître petit a petit de maladie. Sa famille et lui-même sont atteints d'anémie, sans que les médecins en trouvent la cause !

L'enquête de la Gendarmerie révèle que le fermier était victime d'une psychose passionnelle suite à la perte de son cheptel, et craignant de n'être pas pris au sérieux lorsqu'il parlait de sorts, obsédé par cette idée et d'une façon inconsciente, il empoisonnait chaque matin l'eau de son puits, mettant ainsi en danger sa vie et celle des siens pour bien prouver qu'il était ensorcellé.
Maison paysanne en Berry,
près d'Issoudun


Photographie A. Bauvais,
Argenton
Délire de persécution ou de sorcellerie, délire spirite, phobie, délire d'influence, sont des psychoses hallucinatoires et sont dangereuses. Le malade quelquefois n'a que faire des paroles apaisantes. Renvoyé avec de bonnes paroles et un semblant d'enquête, il est persuadé que la Gendarmerie est complice. II va donc se défendre seul. De persécuté, il va devenir persécuteur et agresseur. Dans ce cas, le remède est le placement dans un hôpital psychiatrique.

Mais combien souffrent en silence et finissent par se suicider surtout dans nos campagnes.

Et comment traiter les cas marginaux ? Ceux pour lesquels aucune explication ne peut être donnée. Comment faire la distinction entre ceux qui relèvent de la psychiatrie et ceux qui proviennent du mysticisme, des croyances ou du spiritisme ?

L'église ne reconnaît-elle pas l'existence du démon ? Jésus-Christ lui-même n'a-t-il pas été tenté par Satan qui l'a transporté sur le toit du temple ? II est souvent fait allusion à l'esprit du mal dans la religion. Le saint curé d'Ars dans ses "mémoires", relate les nombreuses nuits au cours desquelles le démon lui a porté des coups, a tenté de mettre le feu à son lit et lui a fait subir d'autres méfaits encore...

Beaucoup de personnes écrivent ou viennent chaque jour de toutes les régions de France à La B..., petite commune de l'arrondissement, pour rencontrer le curé. Ce dernier les confesse, les fait assister à la messe et communier puis les écoute et les exorcise. II est frappé, m'a-t-il dit, par la douleur et les souffrances morales de ces gens de tous les milieux sociaux, en plein désarroi. Pour lui aussi la difficulté majeure est de faire la distinction entre les malades au sens psychiatrique du terme et les autres. Certains cas rapportés par lui sont troublants.

Une constatation s'impose donc, c'est que "L'idée de sorcellerie", est très répandue en France et dans toutes les couches sociales. Un haut fonctionnaire me faisait remarquer un jour que la grande Dussane était morte l'année ayant suivi sa venue à Nohant pour les fêtes romantiques en 1969, et qu'il en avait été de même pour Louise de Villemorin en 1970. L'une et l'autre n'avaient pas été tendres pour George Sand, et ce monsieur d'ajouter: "George Sand n'a pas permis qu'une autre femme règne sur Nohant, ne serait-ce qu'une soirée, et elle s'est vengée"....
Quelque part
près de La Châtre


Photographie Y Proix,
Cuzion (Indres)
Les progrès de la science ne semblent pas faire reculer le spiritisme et l'occultisme, bien au contraire. On assiste à un retour à des pratiques moyenâgeuses, à la constitution de sectes et à un goût marque pour tout ce qui concerne le subjectif et l'inexplicable.
Un excès de rationalisme et de matérialisme justifie peut-être ce besoin de merveilleux et de croyances mystérieuses.

L'action de la Gendarmerie est prévue par les textes du Code pénal et la loi de 1838 (articles 18 et l 9) lorsque l'ordre public est troublé ou qu'il y a infraction, ou bien encore lorsque l'individu est reconnu en état de démence dangereux pour lui et ses voisins.

II n'en est pas de même pour les autres cas. Faut-il pour autant s'en désintéresser ? Seuls, la connaissance du milieu et des gens, la confiance de la population, un sens psychologique et humain développe, une très grande disponibilité, permettent d'agir avec discrétion et efficacité.

Le problème est humain et mérite qu'on lui porte attention, car il peut quelquefois être à l'origine d'un crime ou d'un suicide. Quant aux "faux sorciers" et aux escrocs qui exploitent les naïfs et les superstitieux, ils doivent être détectés et poursuivis pour escroquerie, chaque fois que les éléments constitutifs de l'infraction ou des preuves auront été réunis contre eux.

NOTE 1
Les enquêtes objectives sont cependant menées sur ce thème depuis près de 20 ans par les chercheurs du C.N.R.S.
Qu'on croit ou non à l'efficience des pratiques magiques (notamment des pratiques magico-religieuses), l'ensemble de ces croyances affectant une partie importante du monde rural constitue un état de fait qui lui est indéniable: un véritable phénomène ethnologique et sociologique qui suscite maintes curiosités même chez les hommes de science.
BIBLIOGRAPHIE
- Extrait de l'avant-propos de l'ouvrage "Le Village aux sortilèges" de Jean-Louis Boncoeur
- "Contes et Légendes du Berry" de George Sand


LES MENEUX DE LOUPS

Texte extrait de : Le fabuleux légendaire de l'orléanais
Gérard Boutet, 1979.Ed Horvath Roanne,

Enfin, les suppôts diaboliques comprenaient également les " meneux de loups ". Voici encore des personnages effrayants, qui n'étaient pourtant, ni plus ni moins, que des saltimbanques spécialisés dans le dressage des louveteaux. Flanqués de trois ou quatre bêtes chacun, ils allaient de paroisse en paroisse donner la représentation. Afin de parfaire le mystère, nos baladins pouilleux se composaient un costume propre à effaroucher le meilleur des chrétiens : ample limousine et chapeau de rabateux.
Nul ne savait d'où ils venaient, nul se savait où ils allaient. Au lieu de s'amuser de leurs loups apprivoisés, les villageois s'affolaient et détalaient à en perdre leurs sabots : ils ne soufflaient que lorsqu'ils s'étaient enfin retranchés au profond de leur taupinière, sauvés !
Evités de la sorte, les meneux ne récoltaient guère d'écus (les Solognots n'en avaient d'ailleurs point à dépenser). Le soir, ils devaient se creuser une bauge dans quelque pailler éloigné, la panse vide. Leurs chiens déguisés se pressaient autour d'eux pour les réchauffer. Mais leur misère n'eut qu'un temps : les bateleurs mesurèrent les avantages qu'ils pouvaient tirer de la malepeur populaire. Ils jouèrent dès lors aux Méphistophélès, et plusieurs benêts se tortillèrent sous leurs soi-disant maléfices...
Au printemps 1833, George Sand rompait sa liaison avec Alfred de Musset et se retirait en Berry. Là, gagnée aux superstitions paysannes, la Bonne Dame de Nohant décrivit les meneux en ces termes : Ce sont des hommes savants et mystérieux, de vieux bûcherons ou de malins gardes-chasse, qui possèdent le " secret " pour charmer, soumettre, apprivoiser et conduire les loups véritables...


FEERIE BERRICHONNE

(Laisnel de la Salle)

En raison de notre position géographique, nous connaissons les fées, en Berry, sous la plupart des noms qu'elles portent partout ailleurs en France. Vers le midi du département de l'Indre, sur toute la ligne frontière qui court de l'est à l'ouest, et qui sépare, dans cette région, la langue d'oïl de la langue d'oc, on les appelle Fades, Fadées, Martes ou Marses ; ailleurs on les nomme Dames, Demoiselles.
On leur attribue, comme partout, des qualités bonnes ou mauvaises ; mais, le plus communément, la malignité et la malfaisance forment le fond de leur caractère, et, dans tous les cas, on leur accorde une grande adresse, d'où la locution proverbiale : Adroite comme une fée.
Nos fées n'eurent pas toujours une aussi mauvaise réputation, car elles furent tour à tour les Nymphes des Grecs et des Romains, les Korrigans, les Sighes des nations gaéliques, les Nornes, les Walkiries des scandinaves, les Jinns des Arabes et les Péris de l'Orient.
Mais, en vertu de cette vieille loi qui veut que les dieux de toute religion vaincue ne soient plus regardés que comme des démons, le christianisme arracha les fées de leur Olympe et en peupla son enfer. Toutefois, le Moyen Age n'en montra pas moins pour elles un faible tout particulier, et il en fut bien récompensé, car il leur doit ses plus aimables et ses plus poétiques fictions.
C'est principalement dans les parties les plus abruptes, les plus accidentées de notre pays, sur les bords escarpés et rocheux de la Creuse, de l'Anglin, du Portefeuille et de la Bouzanne, que le souvenir de ces êtres fantastiques s'est le mieux conservé. Les fées se plaisent surtout à errer parmi les nombreux monuments druidiques dont ces régions sont hérissées. Là, chaque grotte, chaque rocher, un peu remarquable, a sa légende. C'est aux abords de ces antres, autour de ces menhirs, sur ces dolmens, que quelques-uns de nos paysans continuent d'accomplir en secret certains rites mystérieux, restes confus d'anciens cultes, aussi persistants, aussi indestructibles que les masses de granit qui, depuis trente siècles, en sont les monuments. Où se dressent encore les vieux autels, là sont toujours présentes les vieilles divinités.
Ce culte des pierres a laissé de telles traces dans l'esprit de quelques-uns de nos villageois, que nous avons connu une brave femme qui, lorsqu'elle voyageait sur une route, ne manquait jamais de faire le signe de la croix toutes les fois qu'elle passait devant un de ces monolithes qui divisent en kilomètres nos grandes voies de communication.
Plusieurs de nos rocs celtiques portent les noms de Pierre-folle, Pierre à la Marte ; ce qui ne veut pas dire autre chose que Pierre-fée, Pierre à la Fée.
Les moyens mis en oeuvre pour transporter et ériger les plus grands de ces monolithes - il en existe un à Locmariaker, en Bretagne, qui a vingt et un mètres de long et qui pèse un poids considérable - sont aujourd'hui connus ; l'explication s'en trouve dans les bas-reliefs de Ninive, où l'on voit, dit Henri Martin, une masse non moins énorme avancer, tirée à bras d'hommes, sur une espèce de radeau roulant, puis dressée avec des machines.
on sait aussi pourquoi nos pères ne cherchaient pas même à dégrossir ces pierres consacrées : c'était par suite d'un préjugé religieux et traditionnel qui remonte aux premiers âges du monde et qui paraît avoir été généralement accepté par les sociétés alors existantes, puisque l'on rencontre de ces sortes de monuments sur presque tous les points du globe. Dans ces temps primitifs, les pierres que l'on destinait à l'édification des monuments religieux étaient regardées comme plus pures lorsque le ciseau ne les avait pas touchées. C'est pourquoi l'Ecriture recommande, en maint endroit, de n'employer dans la construction des autels du Seigneur que des pierres non taillées : " Que si tu me dresses un autel, dit l'Eternel lui-même, tu ne le tailleras pas, car tu le souillerais si tu en approchais le fer. " On réprouvait, alors, en une foule de circonstances, l'emploi du fer.
Dans la commune de Saint-Benoît-du-Sault, au pied du coteau que couronnent les tourelles du château de Montgarnaud, se trouve une profonde ravine dont le lit et les bords sont encombrés de roches immenses aux formes tourmentées et fantastiques et entre lesquelles bondissent les bruyantes cascades du Portefeuille. On assure qu'en ce lieu pittoresque il existe toute une peuplade de fées et que leurs voix, étrangement accentuées, se mêlent, pendant les nuits d'orage, aux voix mugissantes du torrent. Leur principale demeure, que l'on appelle l'Aire aux Martes, est un vrai palais de cristal, puisqu'elle est située sous les billants arceaux de la cascade.
Les Martes de Montgarnaud ont une tenue et des habitudes tout à fait excentriques. Au dire des gens de l'endroit, ce sont, en général, de grandes femmes maigres, tannées et débraillées comme des bohèmes. Leurs longs cheveux, noirs et roides, tombent d'un seul jet jusque sur leurs talons ; leurs mamelles, presque aussi longues, leur battent les genoux. C'est en cet état, et perchées sur quelque monticule, sur la table d'un dolmen ou sur la crête d'un peulvan, qu'elles apparaissent parfois au laboureur qui travaille dans la plaine, au berger qui paît ses brebis au penchant des coteaux. Si ces braves gens ne répondent point aux appels effrontés qu'elles leur adressent, elles rejettent aussitôt leurs mamelles par-dessus leurs épaules, et, s'élançant à leur poursuite, les forcent d'abandonner et charrue et troupeau.
Les Martes ont pour voisins des espèces de géants, connus également dans le pays sous le nom de Martes ou Marses. La tradition ne dit point quelle parenté, quelle alliance, quelles relations peuvent exister entre les Martes femelles et les Martes mâles. Quoi qu'il en soit, la force de ces derniers tient du prodige. Ce sont eux qui, en se jouant, ont apporté et mis debout tous les dolmens, menhirs et cromlekhs de la contrée.
On raconte, à ce sujet, que, tandis que cinq de ces géants procédaient à l'érection des piliers du dolmen de Montborneau, situé dans le voisinage, l'un d'entre eux, trop confiant en ses forces, se vanta d'enlever, seul, à bout de bras, et de poser sur les supports la pierre immense qui sert de plate-forme au monument, Quand ce fut au fait et au prendre, non seulement il ne put en venir à bout, mais, après avoir réclamé l'aide de ses quatre compagnons, il ne parvint pas même à élever le côté dont il s'était chargé aussi haut que les autres, et sa forfanterie lui valut une rupture de reins et les railleries de ses camarades. Ainsi s'explique la déclivité que l'on remarque dans le niveau de la table du dolmen de Montborneau.
Le terme fade, par lequel nous désignons quelques-unes de nos fées, appartient à la langue d'oc, il vient du latin fata et ne signifie pas autre chose que fée. Près du bourg de Chambon-Sainte-Croix dans la Creuse, existe lou daro de la Fadée (le rocher de la Fée), qui est le sujet de plusieurs merveilleuses histoires. Entre autres, on raconte que la reine des Fades, ayant à se plaindre des habitants de cette localité, fit tarir des sources thermales qui, jadis, sortaient de ce rocher, et les fit jaillir à trois lieues plus loin, près de la ville d'Evaux qui, à partir de ce moment, dut à ces eaux bienfaisantes toute sa prospérité. Pour cela faire, la fée n'eut qu'à frapper le granit de son pied droit, dont lou daro de la Fadée a gardé et gardera éternellement l'ineffaçable empreinte.
Nos Fades habitent de préférence les campagnes qu'arrosent, dans le canton de Sainte-Sévère, quelques-uns des petits affluents de l'Indre. Elles ont des moeurs et des goûts bien différents de ceux des Martes. D'humeur douce et paisible, elles aiment les occupations champêtres et affectionnent la vie pastorale.
La paroisse de Notre-Dame-de-Pouligny a conservé le souvenir de l'une de ces fées qui faisait sa résidence dans une grotte voisine, connue sous le nom de Trou aux Fades, et qui consacrait tous ses instants, tous ses soins, aux brebis du domaine du Bos. Tous les jours, elle les conduisait aux champs et les ramenait au bercail. Les gens de la ferme en étaient venus à ne plus s'occuper de ces animaux. A quoi bon ? Grâce à la Fade, le troupeau croissait et multipliait que c'était une bénédiction. Quand venait la saison du part, chaque brebis mettais bas au moins deux agneaux ; quand arrivaient les tondailles, chaque toison pesait au moins dix livres, et lorsque cette laine était filée, un ne pouvait guère la comparer, pour la finesse et pour la blancheur, qu'à ces fils si déliés que la sainte Vierge ou la Bonne-Ange laisse tomber de sa quenouille, en traversant les cieux par les beaux jours d'automne (Le mot ange est toujours féminin dans la bouche de nos paysans. Ils appellent aussi la Vierge la sainte Ange).
Mais le cours de ces prospérités, qui duraient depuis des siècles, fut subitement et pour jamais interrompu par un événement aussi imprévu qu'extraordinaire. Une veille de Noël, que la métayère du Bos était allée à la messe de minuit de Pouligny-Notre-Dame, elle s'approcha, à son retour, du berceau où elle avait laissé endormi le plus jeune de ses enfants, qu'elle allaitait encore, et qui était beau comme le jour. Elle venait de se pencher pour lui donner le sein, lorsque tout à coup elle se releva en poussant un grand cri que lui arracha une horrible morsure. On apporte aussitôt la lumière, et l'on voit dans les langes du berceau, à la place du bel enfant rose et potelé que la pauvre mère y avait déposé, un petit être velu, malingre et criard, tout disposé à sauter à la figure du premier qui osera l'approcher.
L'histoire s'arrête là ; elle ne dit point ce que devint ce petit monstre ; elle se tait également sur la destinée du fils de la métayère ; mais la Fade ayant cessé, à partir de cette aventure, de hanter le domaine du Bos, tout le monde l'accusa et l'accuse encore, dans le pays, de cette substitution d'enfant.
Passons à nos Dames, ou Bonnes-Dames, et à nos Demoiselles.
Les fées, au Moyen Age, étaient fréquemment désignées par ces trois dénominations. On les appelle encore ainsi en plusieurs de nos provinces, comme en Normandie, dans le Jura, la Meuse... Ce sont les Doumayselas (les Demoiselles) qui ont creusé toutes les grottes merveilleuses du Languedoc et du Vivarais. On admire surtout la célèbre Baume des Demoiselles, située près de Saint-Bauzille, dans l'Hérault. Cette appellation doit nous faire souvenir que les Grecs donnent aux Nymphes qui hantent les solitudes le nom de bonnes Demoiselles (Nagarides), et que les inscriptions latines qualifient quelquefois les Fata de sacrae virgines.
Jeanne d'Arc, interrogée pendant son procès sur les relations qu'on l'accusait d'avoir eues avec les fées, répondit à ses juges : " Que assez près de Domremy, il y avait un arbre qui s'appelait l'arbre des Dames.., qu'elle avait ouï dire à plusieurs anciens, non pas de son lignage, que les fées y repairaient (s'y rencontraient, de reperire) ; mais que pour elle, elle ne vit jamais fée, qu'elle sache, à l'arbre ni ailleurs. "
Observons de plus que notre mot dames répond à celui de matronae, qui, chez les Latins, servait à désigner leurs fata.
Les Dames ou Bonnes-Dames et les Demoiselles diffèrent peu, au fond, des Fades, si tant est qu'elles en diffèrent. Elles semblent particulièrement fréquenter les pays de plaine, se plaire sous l'ombrage des vieux chênes, sur le vert gazon des prairies, aux frais abords des fontaines. Beaucoup d'héritages, dans les campagnes du Berry, portent les noms de pré à la Dame, champ de la Dame... Un acte de 1169 mentionne une fontaine à la Dame située près de Longefont (Indre) ; enfin, on trouve, en Brenne, l'Effe à la Dame, c'est-à-dire l'Etang à la Fée, ce qui nous rappelle que chez les Poitevins, on parle beaucoup de la Dame de l'étier ou de la Fée de l'étang.
Remarquons, à propos de ces trois dernières appellations, que le mot dame sert à désigner l'ondine, le génie élémentaire qui habite la fontaine et les étangs dont nous venons de parler.
Dans la paroisse des Lacs, quelques vieilles fileuses parlent encore de la Dame de la Font-Chancela, qui avait coutume de prendre ses ébats, par les beaux clairs de lune, dans un pré qui avoisine la fontaine de ce nom, et qui, pour cette raison, est toujours appelé le Pré à la Dame. La Dame de la Font-Chancela, au dire de ces mêmes personnes, était douée d'une incomparable beauté. Un seigneur des environs, qui en était tombé et qui en resta toute sa vie éperdument amoureux, parvint plusieurs fois à l'enlever ; mais à peine l'eut-il placée sur son cheval, pour l'emporter à son manoir, qu'elle lui fondit entre les bras et lui laissa par tout le corps une impression de froid si profonde et si persistante, que toute flamme amoureuse s'éteignit à l'instant dans son coeur, et qu'il en eut pour plus d'une année avant de songer à un nouvel enlèvement.
Comme toutes les prudes, la Dame de la Font-Chancela est d'une extrême susceptibilité. Si jamais le hasard vous conduit près de sa source glacée, par une chaude journée de canicule, et que l'envie vous prenne de vous y désaltérer, gardez-vous bien de vous récrier sur la trop grande fraîcheur de son onde, car, à l'instant même, vous perdriez la parole et seriez condamné à aboyer tout le reste de vos jours. Au reste, il s'est passé et il se passe encore, aux entours de cette fontaine, tant de choses extraordinaires ; le jour comme la nuit, ses approches sont semées de tant de surprises, de tant de pièges diaboliques qu'un chemin public, qui autrefois l'avoisinait, a été depuis longtemps complètement abandonné.
Sur le vaste plateau de nature calcaire qui domine, au sud-est, la partie de l'étroit vallon de l'Igneraie, où verdoie le Pré à la Dame et où s'épanche la Font-Chancela, s'étend une vaste plaine nue et pierreuse, connue dans les environs sous le nom de Chaumoi de Montlevic (un chaumoi est une grande étendue, en plaine, de terres labourables, où l'on ne voit ni fosses ni buissons). Ces champs, tristes et déserts, sont peuplés, durant la nuit, d'apparitions bien étranges.
il n'est pas rare que le passant attardé y rencontre des châsses (cercueils) garnies de tout leur luminaire et placées en travers sur sa route. En cette occurrence, ce qu'il a de mieux à faire, c'est, après s'être signé, et avoir débité tout ce qu'il sait de prières, de déranger pieusement la châsse, de passer, et de ne pas s'étonner si, en remettant respectueusement à sa place le cercueil, il en entend sortir ces mots, prononcés d'une voix nécessairement sépulcrale : A la bonne heure ! L'imprudent auquel il semblerait plus expéditif de sauter par-dessus la châsse serait sûr de ne jamais retrouver son chemin. Au reste, l'herbe d'engaire, ou l'herbe qui égare, croît, assure-t-on, dans le Chaumoi de Montlevic.
Certaines nuits, c'est une croix d'un rouge sanglant qui luit tout à coup dans l'ombre, s'attache aux pas du voyageur et lui fait escorte tant qu'il n'est pas sorti de cette région mystérieuse.
Une autre apparition non moins lugubre, mais qui, assure-t-on, ne se manifeste qu'aux protégés de saint Martin (les meuniers), lorsqu'il leur arrive de traverser ces mornes solitudes à minuit, est celle-ci : Deux longues files de grands fantômes, à genoux, la torche au poing et revêtus de sacs enfarinés, surgissent soudainement à droite et à gauche du sentier que suit le passant, et l'accompagnent silencieusement jusqu'aux dernières limites de la plaine, en cheminant à ses côtés, toujours à genoux, et en lui jetant sans cesse au visage une farine âcre et caustique. - Les riverains de l'Igneraie prétendent que ces blancs fantômes sont tout simplement les âmes pénitentes de tous les meuniers malversants qui, à dater de l'invention des moulins, ont exercé leur industrie sur les bords de cette petite rivière.
Quelquefois enfin, ce sont des spectres plaintifs qui vont errant çà et là, à travers ces lieux solitaires, en portant dans leurs bras une pierre énorme et en criant sans relâche d'une voix haletante : " Où la mettrai-je, la borne ?... Où la mettrai-je, la borne ?... " Généralement, on tient pour certain que ces espèces de Sisyphes ne sont autre chose que les ombres de malheureux qui, pendant leur séjour ici-bas, ont déplacé les bornes des champs de leurs voisins, afin de leur voler quelques toises de terre, et l'on affirme que, pour mettre fin à leur supplice, lorsqu'on les trouve sur son chemin, il suffit de répondre ...à leur question: " Mets-là où tu l'as prise ! "
Mais revenons à nos fées. On affirme qu'il est des jours où les fées ont plus de puissance que dans d'autres. On signale spécialement le 1er mai. C'est la nuit de ce jour-là, surtout, qu'elles choisissent pour rousiner, c'est-à-dire pour balayer, avec les bords traînant de leurs longues robes blanches la rosée des prairies qu'elles veulent rendre stériles. On assure aussi qu'elles ont le pouvoir de nuire aux moissons et aux vendanges, par le seul effet de leur souffle ; mais les villageois, qui connaissent parfaitement ces époques critiques, ont soin, lorsqu'elles arrivent, d'allumer de grands feux dans les champs et de les parcourir en fouettant l'air avec de longues gaules et en tirant force coups de fusil ; cela suffit pour tenir à distance tout être malfaisant.
Hâtons-nous de dire que toutes les fées n'ont point cette fatale influence. Quelques-unes d'entre elles répandent, au contraire, la fertilité et l'abondance sur les lieux qu'elles fréquentent. Il est aisé de reconnaître, dans nos prés et dans nos pâturages, le théâtre accoutumé de leurs jeux et de leurs danses. Leurs promenades favorites, l'aire où elles aiment à s'abandonner aux tourbillons de leurs farandoles échevelées, sont indiquées par de capricieux méandres et des orbes réguliers que tapisse toujours le gazon le plus frais et le plus riche, et où souvent croît spontanément l'humble et odorant mousseron, ce rival modeste, mais apprécié, de la truffe aristocratique.
Il est important de remarquer que les cercles mystérieux que forment les pas des fées, dans leurs rondes nocturnes, passent en beaucoup d'endroits pour des asiles inviolables toutes les fois que, sous le coup d'un danger quelconque, tel que poursuite de bêtes malfaisantes, embûches et attaques de Georgeon et de ses suppôts, on est à portée de s'y réfugier.