Marie du Berry

Piedmagre

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Piedmagré, pied magere, pied maigre, celui qui a posé le premier pied ici, n'a pas dû manger bien gras.

Le lieu est si désert et si sauvage que l'on se demande qui, du moine défricheur ou du paysan têtu, a bien pu poser la première pierre sur ce morceau de sol rachitique, perclus d'étangs et de sombres ravines.

J'appartiens à cette race de gens qui passent leur temps à rechercher les lieux les plus mal famés de la terre, et, ce jour-là, lorsque je découvris Piedmagré, j'ai été tentée de m'y laisser enfermer.

Je m'étais égarée dans un taillis aux chênes rabougris et roussâtres. Ça et là, des buttes s'éventraient, vomissaient des bouchons d'épines glauques. Des fossés s'enfuyaient sous mes pas et j'hésitais à les suivre vers des bauges secrètes. Tout à coup, le rocher affleura, pâle, presque lunaire. Je savais que je marchais en direction de l'étang. Je ne trouvais tantôt que de la rocaille, tantôt que de la lande chétive, au milieu de terrains glaiseux et marneux. Se pouvait-il que ce pays se jouât à ce point de moi, pour me perdre tout à fait ? J'avançais d'un pas mal assuré. lorsqu'au détour d'un sentier, je découvris un pan de mur blanc qui prenait d'assaut le ciel. Je n'osais plus avancer de peur de découvrir là un autre temps.

Je restais longtemps interdite, à contempler ce pignon éclairé de lumière blanche qui se dressait devant moi et qui semblait barrer la route du présent. Je sentais sournoisement qu'une force intense émanait de ce lieu et qu'il fallait que je poursuive mon chemin. Je m'enhardis à faire quelques pas et me trouvai face à face avec un ensemble de bâtiments en ruine qui avaient d'appartenir à un autre domaine. Le mur soutenait une grange décoiffée. Seul le lattage griffait le ciel et le couvrait d'une large toile d'araignée.

Un pan d'ombre masquait l'entrée de la porte charretière. J'avançais prudemment lorsque la vue d'un camion vert, échoué depuis 40-45 s'interposa. Portes ouvertes, avec pour seul convoyeur une armée de ronces clinquantes de verdure, il semblait attendre. Je crus percevoir un sifflement de balles, me retournai aussitôt et vis au même instant une bicoque accrochée à un petit promontoire. Elle clignait des paupières, comme aveugle, me jaugeait, gonflait sa toiture moussue, comme si elle allait prendre son envol, prête à m'entraîner dans un étang noir que je n'avais pas pu voir, puisqu'il était tapi et qu'il se dissimulait dans l'ombre d'une mare...

Je suffoquais. La peur me prenait d'assaut. Je sentis que mes pas s'enfonçaient dans une mousse odorante et pénétrante, que mon cerveau s'embrumait. Ma langue devint épaisse, pas un son ne sortit de ma gorge. L'étang était là à mes pieds, enroulé comme une couleuvre, des branches griffue; s'emmêlaient à ma chevelure, un voile noir tomba. C'est ainsi que je pénétrai au royaume des absents et des morts...