- Nos paysans désignent le diable par une infinité de noms. Ils l'appellent tantôt Chouse, l'Autre, Georgeon, Georget ; tantôt le Maufait, le Mauvais, le vilain ou le Malin.
Chouse ou Chose est là pour un Tel, ainsi que l'Autre ; c'est une manière de parler de Satan, sans être obligé de le nommer. Quelques vieilles femmes ne prononcent jamais son nom, surtout la nuit, aux veillées, car elles craignent que le diable, se croyant appelé, ne leur apparaisse. Elles le désignent simplement par les pronoms lui, il.
Les noms de Georgeon, Georget, sont donnés au diable par dérision, et pour lui rappeler l'échec que lui fit subir saint Georges, que l'on représente toujours monté sur un coursier qui foule aux pieds un dragon, symbole de l'ennemi du genre humain.
Le Maufait ne veut pas dire autre chose que le Malfaisant. Le Mauvais n'a pas besoin d'explication, le Vilain non plus.
Dans les exorcismes, on dit au revenant : " Si tu viens de la part de Dieu, reste ; si tu viens de la part du Vilain, va-t'en ! "
Le diable est, en Berry, le héros d'un grand nombre de récits populaires. Dans la plupart, il montre plus de méchanceté que d'adresse, plus de bêtise que de finesse. Presque toujours, pris à ses propres pièges, il est bafoué, honni et même battu. En un mot, il joue généralement, chez nous, ainsi qu'en Allemagne, un rôle pitoyable. Nous nous contenterons de rapporter, à l'appui de notre dire, le conte de Jean le Chanceux :
Il y avait une fois un brave sabotier qui habitait avec sa femme et son fils, âgé de seize ans, une misérable cabane située près de la lisière d'une immense forêt. De douze enfants que sa femme avait mis au monde, il ne lui restait plus que ce garçon, auquel, pour cette raison, il avait donné le nom de Jean le Chanceux.
Jean le Chanceux aimait beaucoup son père et sa mère ; mais la solitude où il vivait et le métier sédentaire et peu lucratif de sabotier lui déplaisaient fort. Il aurait voulu employer son temps d'une manière plus profitable, essayer d'un travail moins ingrat, en un mot, chercher au loin, autant pour ses parents que pour lui-même, une meilleure place au soleil. Ces projets dataient de loin, et il s'en était déjà et plus d'une fois ouvert à son père qui avait toujours fort mal accueilli ses confidences à ce sujet. Enfin, un beau jour qu'il venait de mettre la dernière main à une paire de sabots, il s'écria résolument :
- - Voilà, si j'ai bien compté, la trois cent cinquantième paire de sabots que j'ai faite et parfaite depuis que je sais le métier, et je n'en ai pas mieux fait mon chemin pour cela. Je n'y tiens plus, cher père ; je veux voyager, je veux tenter fortune et montrer que ce n'est pas en vain que vous m'avez baptisé Jean le Chanceux.
Grâce au curé de notre paroisse, je sais lire et écrire, et avec cela, je dois, il me semble, arriver à quelque chose et améliorer notre sort à tous trois.
- Pierre qui roule n'amasse pas de mousse, repartit en grognant le vieux sabotier.
- Non, mais elle se polit, à ce que dit monsieur le curé.
- Qu'est-ce que tu me chantes là ? reprit le père qui ne comprenait pas. Va-t'en au diable! et que je n'entende plus parler de toi.
- Malgré cette rebuffade, le jeune homme n'en procéda pas moins sur-le-champ à ses préparatifs de départ, ce qui lui prit peu de temps. Puis il embrassa sa mère, qui sanglotait, tendit la main à son père, qui lui tourna le dos et lui cria pour la seconde fois :
- - Va-t'en au diable !
- Vous me congédiez avec une bien mauvaise parole, dit tristement le fils, en franchissant le seuil de la cabane.
- L'intention de Jean était de se rendre dans quelque grande ville et d'y chercher sans retard un emploi. Or la ville la plus proche était encore assez éloignée, et il fallait pour s'y rendre traverser toute la forêt. Il y avait déjà sept grandes heures qu'il cheminait sous la haute futaie, et néanmoins ni la fatigue, ni la nuit qui approchait, ne le préoccupaient, tant il était absorbé par les rêves d'avenir, plus riants les uns que les autres, qui défilaient dans son cerveau, lorsque tout à coup il se trouva en présence d'un petit monsieur habillé tout de noir et dont les yeux jetaient dans l'ombre, qui commençait à s'épaissir, un éclat singulier. Jean le salua, et, tout en s'écartant du sentier pour le laisser passer, lui demanda :
- - Monsieur, pourriez-vous me dire si je suis encore bien loin de la sortie de la forêt ?
- Tu en approches, mon garçon. Mais où vas-tu par là ?
- Je n'en sais trop rien, monsieur ; je me rends à la ville pour tâcher d'y trouver un travail.
- Veux-tu entrer chez moi comme domestique ?
- Je ne demande pas mieux, monsieur.
- Combien veux-tu gagner ?
- Cinquante écus ; est-ce trop, monsieur ?
- Non, et je te promets au moins le double, si je suis content de toi ; mais, d'abord, dis-moi, sais-tu lire ?
- Oui, monsieur, et écrire, s'empressa de répondre le jeune homme, non sans éprouver une certaine satisfaction de lui-même.
- Oh ! alors, mon garçon, tu ne saurais faire mon affaire. J'en suis fâché, tu me plaisais ; mais c'est comme ça.
- Et il continua son chemin.
Jean le Chanceux, tout déconcerté, se grattait l'oreille et ne bougeait pas de place, lorsqu'une idée soudaine et passablement audacieuse lui traversa l'esprit.
- - Eh ! Monsieur, s'écria-t-il, sans prévoir les suites d'un tel mensonge, il y a mon frère qui vient derrière moi ; il ne sait pas lire, lui, et vous pourrez peut-être vous entendre ensemble.
- Eh bien, je verrai, répondit le petit monsieur sans s'arrêter.
Aussitôt Jean quitte le sentier, s'enfonce dans le fourré et se hâte de rebrousser chemin, afin de se rencontrer de nouveau avec l'étranger. Cependant, il dépouille sa veste, dont l'endroit était gris et l'envers entièrement rouge, la retourne, l'endosse et se retrouve, dix minutes après, devant l'inconnu qui n'avait pas cessé de suivre le sentier.
Jean le salue comme la première fois, et se range pour le laisser passer, mais sans dire mot. L'homme noir alors se retourne et lui crie :
- - Où vas-tu donc par là, jeune homme ?
- Je n'en sais trop rien, monsieur ; je me rends à la ville prochaine pour tâcher d'y trouver du travail. Vous avez dû, il y a un instant, rencontrer mon frère ?
- Oui, et c'est étonnant comme tu lui ressembles, dit lentement l'inconnu, en l'examinant avec attention.
- Tout le monde le remarque, il faut bien que cela soit ; mais il n'y a rien là de bien surprenant : mon frère et moi sommes jumeaux.
- Veux-tu entrer chez moi comme domestique ? dit alors l'étranger.
- Je ne demande pas mieux, monsieur.
- Combien veux-tu gagner ?
- Cinquante écus ; est-ce trop, monsieur ?
- Non, et je te promets au moins le double; si je suis content de toi ; mais, d'abord, réponds-moi, sais-tu lire ?
- Non, monsieur, répliqua Jean le Chanceux, en affectant un air contristé. On m'a bien envoyé quelque temps à l'école, mais je n'ai jamais pu mordre à rien. Ce n'est pas comme mon frère, qui sait lire, écrire, compter et beaucoup d'autres choses encore.
- Eh bien, viens avec moi, dit l'homme noir.
- Et prenant aussitôt à gauche du sentier, il disparut sous bois, suivi de Jean le Chanceux.
Ils marchaient depuis à peu près une demi-heure sans avoir échangé une parole, lorsqu'ils arrivèrent en face d'un vieux manoir construit, en pleine forêt, sur un massif de hauts rochers auxquels les rayons de la lune donnaient, en cet instant, les formes les plus fantastiques.
- - Voici ma demeure, dit l'inconnu.
- Elle n'est pas gaie, pensa tristement le pauvre Jean.
- On entra, et tandis que le jeune homme, assis devant une table assez bien servie, apaisait commodément sa faim, son nouveau maître lui expliqua en quoi devait consister son service.
- - Tu n'auras absolument à t'occuper que de mon cheval et de mes livres. Quant aux soins que peut exiger ma personne, ils ne te regardent point. Tu veilleras à ce que nul être humain ne pénètre ici pendant mes absences, qui sont assez fréquentes, et tu ne t'absenteras toi-même qu'une fois par an et avec ma permission. Du reste, je t'engage à ne te préoccuper aucunement de ce que pourraient te paraître avoir d'étrange et mes habitudes et l'intérieur de cette maison. Et, je te le répète, si tu t'acquittes convenablement de tes devoirs qui, comme tu le vois, ne sont ni nombreux, ni difficiles, tu seras étonné de la manière dont je récompense les personnes qui me sont dévouées.
- Cela dit, et Jean le Chanceux ayant largement satisfait son appétit, son maître le conduisit dans la bibliothèque qui devait désormais lui servir de chambre à coucher. Cette pièce était immense et garnie sur ses quatre faces de nombreuses tablettes qui supportaient une multitude de bouquins, de formats très variés et dont la reliure, parcheminée et jaunie par le temps, attestait la plus haute antiquité.
Jean, auquel sa nouvelle condition suggérait une foule de réflexions qui n'étaient pas toutes couleur de rose, ne put s'y livrer longtemps, car à peine fut-il étendu sur sa couche, qu'un sommeil de plomb engourdit aussitôt et son esprit fatigué d'émotions, et son corps brisé par la marche.
Le lendemain, lorsqu'il s'éveilla, les rayons du soleil égayaient déjà depuis longtemps sa chambre. Aussi se hâta-t-il de s'habiller et de courir offrir ses services à son maître. Mais il eut beau visiter la maison de la cave au grenier, explorer l'interminable labyrinthe des corridors et des escaliers, entrer dans les appartements qui étaient ouverts, heurter aux portes qui étaient closes, il ne put trouver à qui parler.
Alors, il se rendit à l'écurie, où l'attendait le cheval du maître, qui lui parut de service, tant il était vieux, et auquel il donna la provende et les soins d'usage. Puis, il visita la cour qui entourait le manoir. Elle était, de tous côtés, protégée par une espèce de rempart à pic qui ne permettait d'y entrer ou d'en sortir que par une porte aussi solide au moins que la muraille et qui, pour le moment, se trouvait très soigneusement fermée.
- - Ce n'est pas là du tout mon compte, ne put s'empêcher de se dire Jean le Chanceux ; je voulais être libre et je suis en prison. C'est égal, j'attendrai les effets de la générosité de ce monsieur, car c'est là l'important pour mon vieux père, pour ma bonne mère.
- Tout en faisant ces réflexions, il se dirigea vers l'office, où il découvrit d'abondantes provisions, auxquelles son appétit de seize ans fit honneur.
Les journées suivantes se passèrent absolument comme la première: toujours la même solitude, le même silence, les mêmes loisirs ou, pour mieux dire, le même ennui.
Enfin, au bout d'un mois, l'homme noir reparut. Il inspecta. soigneusement son cheval, qui lui sembla en aussi bon point que le comportait son grand âge ; examina minutieusement ses livres, et fut satisfait de les voir bien rangés et nets de toute poussière.
- - C'est très bien, dit le petit homme, en frappant amicalement sur l'épaule de Jean le Chanceux ; continue ainsi et tu n'auras pas à t'en repentir. Tiens, prends cela, non comme avance sur ton loyer, mais comme témoignage de ma satisfaction. Et il lui mit dans la main une pistole toute neuve.
- Le lendemain, l'homme noir avait déjà quitté le château. Il continua d'y faire ainsi, de loin en loin, quelques courtes apparitions, et, à chacune d'elles, Jean recevait des éloges sur son service et une nouvelle gratification.
Cependant, le pauvre jeune homme se mourait d'ennui. Il avait bien cherché à se distraire en feuilletant les livres de la bibliothèque ; mais tous ceux qu'il, avait ouverts étaient écrits en caractères bizarres auxquels il ne pouvait rien comprendre. Un jour qu'il y revenait pour la centième fois peut-être, non dans l'espoir de mieux rencontrer, mais afin de parcourir les figures baroques qui couvraient les pages de quelques-uns de ces bouquins, et qui piquaient sa curiosité sans la satisfaire, il tomba sur un petit volume écrit à la main et dans la langue qui lui était familière. Quel ne fut pas son étonnement, lorsqu'il lut en tête d'un chapitre les mots suivants : - Comment on peut voir et faire des choses surnaturelles... ; et plus loin :
- Comment on parvient à faire de l'or.
- Par quel moyen on peut ouvrir les portes les mieux fermées.
- Comment on peut se changer en toutes sortes de bêtes...
Malgré le rapide essor qu'avait pris son imagination, à l'annonce de toutes ces merveilles, un titre, entre tous, frappa pour le moment son esprit et captiva toute son attention ; ce fut celui-ci : Comment on peut connaître ce qui se passe à une grande distance.
Ces paroles lui rappelant tout à coup sa famille, il voulut, en se conformant aux prescriptions du petit livre, savoir à l'instant même ce qu'elle devenait, et il le sut :
Il vit son pauvre père creusant tristement un sabot, tandis que sa bonne mère tricotait en pleurant dans un coin... Chose incroyable ! il put lire dans leur pensée aussi clairement que dans la sienne, et se convaincre qu'ils étaient tous les deux désolés de son absence.
- - Chers amis, s'écria-t-il, en essuyant une larme, nous nous réunirons bientôt !
- Alors l'idée lui vint de s'enquérir de son maître, d'apprendre enfin qui il était, où il se trouvait en cet instant, ce qu'il faisait. Mais ce désir était à peine formé, que Jean le Chanceux, l'oeil fixe et les traits bouleversés, jeta un grand cri et perdit entièrement connaissance. Lorsqu'il revint à lui, tout son corps tremblait comme la feuille, et aussitôt qu'il put proférer une parole, il s'écria d'une voix étranglée : " Le diable ! Le diable !... Je suis chez le diable !... "
Cette horrible découverte attrista pour le moins autant qu'elle effraya le malheureux Jean. Il vit où l'avait conduit son mensonge ; il se rappela les derniers adieux de sa famille, et il eut la conviction que les paroles de colère qu'un père adresse à son fils rebelle sont toujours exaucées.
Toutefois, comme il ne manquait pas de résolution, il eut bientôt recouvré tout son sang-froid. Alors, il réfléchit que, dans ses conventions avec le diable, il avait tout au plus engagé son corps et point du tout son âme, et que, son année de service terminée, c'est-à-dire dans trois mois, il serait libre de retourner chez ses parents. Mais, en attendant, il résolut de mettre à profit le temps qu'il avait encore à passer chez son terrible maître, se proposant d'étudier à fond le petit livre et d'apprendre par coeur tous les secrets qu'il jugerait pouvoir lui être utiles un jour. Il se livra à cette étude avec d'autant moins de scrupule que son intention n'était pas d'en faire un mauvais usage.
A la première visite que fit le diable à son manoir, le vieux cheval se trouva mort. Il n'adressa, à cette occasion, aucun reproche à Jean qui, comme on peut croire, se tint, durant cette entrevue, plus que jamais sur la réserve.
- - Le pauvre animal avait fait son temps, dit Georgeon, et je m'attendais tous les jours à le perdre. Heureusement la foire de la Berthenoux (L'une des plus anciennes et des plus célèbres foires du bas Berry) est dans deux jours, et je pourrai bientôt le remplacer.
- Jean le Chanceux, enhardi par la bonhomie de son maître, se hasarda à lui demander la permission d'aller voir ses parents, et de leur porter les différentes sommes qu'il devait à sa générosité. .
- - Cela n'est pas possible, en ce moment, mon garçon, je veux que ma maison soit gardée.
- Cependant, reprit respectueusement Jean le Chanceux, vous m'aviez promis de m'accorder un congé sur l'année, et comme, en cet instant, je n'ai point de cheval à soigner...
- Encore une fois, cela n'est pas possible, interrompit vivement Georgeon. Et un éclair infernal jaillit de sa prunelle.
- Ah ! C'est ainsi que tu tiens ta parole, se dit Jean, lorsque son maître eut disparu ; eh bien, tu ne me retiendras pas plus longtemps prisonnier ; et il se décida, sur-le-champ même, à quitter le vieux manoir.
- Mais il voulut auparavant en sonder tous les secrets, tous les mystères. Il se mit donc à le parcourir du haut en bas, ouvrant, partout sur son passage, les portes qu'un art diabolique avait cru rendre à jamais inviolables. Il lui suffisait pour cela de prononcer certains mots consacrés, consignés dans le petit livre. Quant au résultat de cette exploration, jamais il n'en parla ; on sut seulement, plus tard, qu'il avait découvert d'immenses richesses accumulées dans les caves du château ; trésor intarissable, où sans doute venait puiser le diable, toutes les fois que, dans ses tournées, il trouvait une âme à acheter ; on sut de plus qu'en cette circonstance, Jean ne se fit ni faute ni scrupule de bien garnir ses poches.
Cependant le jour touchait à son déclin ; c'était le moment que le fils du sabotier avait choisi pour sortir de sa prison. Après avoir examiné, du haut de la muraille de la cour, les abords extérieurs de la porte, il l'ouvrit et gagna précipitamment le couvert de la forêt. Mais bientôt, craignant d'être rencontré par son maître, il jugea prudent d'avoir recours au plus strict incognito, et, à cette fin, il revêtit, en un clin d'oeil, l'apparence d'un jeune et magnifique poulain. Puis, prenant le sentier qu'il avait déjà parcouru pour venir au manoir, il s'abandonna à un galop si impétueux qu'il arriva près de la demeure de sa famille beaucoup plus tôt qu'il ne s'y attendait, et avant d'avoir eu le temps de reprendre sa forme naturelle.
Son père qui, selon son habitude, prenait ce soir-là le frais, debout sur le seuil de la chaumière, fut on ne peut plus surpris de voir ce bel animal déboucher de la forêt et s'arrêter, haletant et couvert de sueur, devant sa porte.
- - Ne vous effrayez pas, dit étourdiment le poulain, je suis votre fils.
- A ces mots, sortant d'une pareille bouche, le vieux sabotier fut pris d'un tel saisissement qu'il tomba à la renverse. Jean, se hâtant de se transformer, releva son père et le porta dans la cabane. Là, grâce aux soins que lui prodiguèrent et sa femme et son fils, le vieillard eut bientôt repris ses sens. Alors, tout s'expliqua par le récit que leur fit Jean de toutes ses aventures.
- - Vous le voyez, cher père, dit-il en terminant, vous m'aviez envoyé au diable; j'y ai été, mais j'en suis revenu, et je voudrais bien n'y plus retourner. A cet effet, il est nécessaire que je redevienne encore une fois poulain et que vous me conduisiez demain à la foire de la Berthenoux pour m'y vendre. Ne vous inquiétez pas du reste, et que ma mère prépare, pour demain soir, et pour nous trois, un bon souper ; voilà de quoi y pourvoir.
- Et, ce disant, il versait sur les genoux de sa mère le contenu d'une bourse pleine d'or. Jamais ces pauvres gens n'avaient vu tant de richesses réunies ; ils ne pouvaient en croire leurs yeux, et leur joie égalait au moins leur étonnement.
- - Ah ! ce n'est pas à tort que je t'ai nommé Jean le Chanceux ! s'écria gaiement le vieillard.
- Vous en verrez bien d'autres, dit son fils.
- Là-dessus, la famille fut se coucher.
Le lendemain, le vieux sabotier s'éveilla de bonne heure et appela Jean à plusieurs reprises, sans recevoir de réponse.
- - Serait-ce un rêve ? se dit-il tristement en se jetant à bas de sa couche.
- Mais il eut à peine ouvert la fenêtre qu'il aperçut le beau poulain tondant d'une dent avide la verte pelouse toute diamantée de rosée qui séparait la cabane de la forêt.
- - Je déjeune, comme vous voyez, cher père, dit le bel animal ; faites-en bien vite autant de votre côté, et partons pour la foire ; nous n'avons pas de temps à perdre.
- Quand le bonhomme eut pris son repas, il s'empressa de rejoindre son fils, qui lui dit :
- - Ne vous gênez pas, cher père, sautez-moi sur le dos, et ne vous inquiétez point du reste.
- Chemin faisant, Jean le Chanceux jugea à propos de donner quelques instructions à son père touchant la vente à laquelle ils allaient procéder.
- - Faites-moi hardiment cent pistoles, et ne vous pressez pas de conclure le marché, lui dit-il ; sans vanité, je suis assez bien fait de ma personne de poulain pour être sûr qu'à ce prix-là, je ne manquerai pas d'amateurs.
- Il disait vrai ; car lorsqu'ils se réunirent à l'une de ces mille caravanes qui, de tous les points de l'horizon, affluaient vers la foire, l'aspect du noble animal attira l'attention de tout le monde. C'était à qui s'éloignerait pour lui livrer passage, et surtout pour admirer, d'une distance convenable, le merveilleux ensemble de ses incomparables qualités. Si bien qu'au moment où le jeune cheval aborda le champ de foire, toute cette foule qui l'acclamait déjà depuis longtemps semblait se trouver là plutôt pour lui servir d'escorte que pour vaquer à ses propres affaires.
A peine le beau poulain fut-il en place, qu'un cercle immense et pressé de connaisseurs se forma autour de lui, et que le plus riche et le plus retors des maquignons de la foire aborda le vieux sabotier et lui dit :
- - Combien cette bête ?
- Cent pistoles.
- Pourquoi pas deux cents ? dit railleusement le maquignon, en visitant avec soin le cheval.
- Dame ! si vous voulez les donner, ça n'empêchera pas le marché, repartit le vieillard.
- Allons ! cinquante pistoles, proposa le maquignon, après avoir terminé son examen.
- Soixante ! cria un nouveau personnage qui s'approcha de l'animal et que l'on reconnut aussitôt pour le premier écuyer du roi, qui, tous les ans, fréquentait cette foire dans l'intérêt des écuries de son maître.
- Vous irez bien à soixante-dix ? dit le maquignon, mécontent de voir que l'on courait sur son marché.
- Et même à quatre-vingts ? reprit une voix qui sortait de la foule.
- Puisque vous êtes si peu d'accord entre vous, observa le sabotier, je retire ma mise à prix, afin de vous laisser plus de marge et de vous donner le temps de vous entendre.
- Bravo ! bravo ! s'exclama joyeusement l'assistance, pendant que le poulain poussait un énergique hennissement d'approbation dont son père comprit parfaitement le sens.
- Cent pistoles ! poursuivit l'écuyer.
- Cent dix ! répliqua le maquignon.
- Cent vingt ! articula vivement la voix qui partait de la foule.
- Tonnerre du ciel ! jura le maquignon, pour sûr en voilà un qui s'entend avec l'homme au poulain.
- Montrez-vous donc ! montrez-vous ! cria-t-on de tous côtés au dernier enchérisseur.
- Me voilà ! dit en faisant irruption dans le cercle un petit monsieur habillé tout de noir.
- Nul ne le connaissait... hormis Jean le Chanceux.
Aux regards provocants que l'homme noir promenait sur ses concurrents et que n'enflammait pas seulement le feu de l'enchère, l'écuyer et le maquignon comprirent, ainsi que tous les spectateurs, que le cheval ne serait jamais pour eux ; aussi abandonnèrent-ils la partie.
Après cinq minutes de silence, le petit monsieur dit au sabotier :
- - Conduisez le poulain à l'auberge de la Tête-Noire, où je vous paierai.
- Aussitôt que les cent vingt pistoles eurent été comptées, le père de Jean, qui désormais craignait les voleurs, se hâta de reprendre le chemin de sa chaumière, afin d'y arriver avant la nuit. De son côté, l'homme noir, ou, si vous voulez, le diable, car vous l'avez bien reconnu, enfourcha sa nouvelle monture pour se diriger vers son manoir.
A peine fut-il en selle, qu'il conçut la plus haute idée de son acquisition. Cet animal doit être plein de ressource, se dit-il, et, pour s'en assurer, aussitôt qu'ils furent en pleine campagne, il lui donna la main. Le poulain partit comme une flèche, et en moins d'une demi-heure dévora les six mortelles lieues qui séparaient le bourg de la Berthenoux du grand bois au fond duquel le diable avait caché sa retraite.
A la vue des premiers arbres de la forêt, le diable voulut modérer la fougue de son coursier, mais il ne put y parvenir : tous les moyens, tous les efforts qu'il tenta dans ce but, ne firent qu'activer la course effrénée de l'animal.
Bientôt les rênes se rompirent, et cheval et cavalier disparurent avec la rapidité de la trombe sous le couvert de la forêt.
Le poulain, sans rien rabattre de son impétuosité, semble choisir les passages les plus difficiles. Tantôt il s'élance à travers les ronces et les épines ; tantôt il rase de ses flancs les aspérités tranchantes des rochers, ou bien se jette à corps perdu sous les arbres, dont les rameaux entrecroisés et surbaissés peuvent lui effleurer la croupe.
L'homme noir, cependant, les mains nouées aux crins de sa monture, se livre à une foule d'évolutions plus ou moins adroites, plus ou moins heureuses, pour déjouer ses desseins évidemment malintentionnés. Mais bientôt, meurtri, lacéré par tout le corps, il est contraint de lâcher prise. Il tombe.., et, pour surcroît de disgrâce, reçoit dans la mâchoire, au moment même de sa chute, une rapide série de ruades capables d'assommer un boeuf ; ce qui toutefois ne l'empêche pas de suivre de l'oeil son poulain, tant le diable a la vie dure.
A la crainte de perdre une bête de ce prix, se joint désormais dans son coeur le désir de s'en venger ; aussi n'en fait-il ni une ni deux : il se change en loup et s'élance à sa poursuite avec tant d'ardeur, qu'un instant lui suffit pour l'atteindre. Déjà il bondit et va lui sauter sur la croupe, lorsque le poulain, qui a tout vu, tout prévu, se transforme soudain en hirondelle, pointe comme une fusée à travers le feuillage, et s'élève, et plane bientôt au-dessus du dôme verdoyant de la forêt.
Alors, seulement, Satan comprit à qui il avait affaire : ses secrets avaient été surpris ; il devina tout, et sa rage fut au comble.
Sans perdre une seconde, de loup qu'il était, il devient épervier, perce à son tour la voûte mobile de la forêt, et gagne d'un vol puissant les hautes régions du ciel.
Un coup d'oeil lui a suffi : ce point noir, qui fuit et va se perdre, là-bas, au fond de l'horizon, c'est l'hirondelle. L'épervier part comme l'éclair.
Cependant le roi du pays qui prenait, ce jour-là, le plaisir de la chasse à l'oiseau, accompagné de sa fille et de quelques personnes de sa cour, traversait, en ce moment, la vaste plaine au-dessus de laquelle semblait sur le point de se dénouer le drame de Jean le Chanceux.
- - Voyez ! voyez ! dit tout à coup le roi à sa fille, en lui indiquant du doigt, presque au-dessus de leur tête, l'épervier qui était près d'atteindre l'hirondelle.
- Pauvre petite ! elle est perdue !.., s'écria la princesse, les yeux tournés vers le zénith.
- Presque aussitôt, elle cessa d'apercevoir les deux oiseaux, et sentit dans ses vêtements quelque chose qui la gênait.
Or, ce qui l'incommodait ainsi, c'était d'abord Jean le Chanceux qui, voyant l'épervier fondre sur lui, avait jugé à propos de se changer en diamant et de se laisser choir dans la gorgerette de la jeune fille; c'était ensuite, le dirons-nous ?.., le diable lui-même qui, sous la forme d'un grain de blé, avait suivi de près Jean le Chanceux dans sa charmante retraite.
La princesse, qui était loin de se douter d'un aussi mauvais voisinage, se tient un moment à l'écart, saute à bas de sa haquenée, secoue sa robe et se débarrasse des deux objets qui tombent et se perdent dans le gazon ; puis elle se remet en selle et rejoint la chasse.
A l'instant même, Jean le Chanceux, plus que jamais sur ses gardes, se change en coq, saute sur le grain de blé, l'avale, et chante par trois fois sa victoire d'une voix claire et retentissante.
Vingt minutes après, il soupait tranquillement avec son père et sa mère, ainsi qu'il le leur avait promis la veille, et leur racontait joyeusement la fin de son histoire.
Les uns disent que, grâce aux sommes assez rondes qu'il avait tirées du diable, Jean le Chanceux devint le coq de son village, et que, tout en se faisant aimer d'un chacun, il passa, toute sa vie, pour avoir le diable au corps. D'autres prétendent qu'il fit main basse sur les trésors du vieux manoir de la forêt, et qu'étant devenu le plus grand seigneur de la contrée, il eut l'occasion de rendre au roi des services d'argent de la dernière importance. Ils ajoutent que, ne pouvant oublier les charmes de la princesse, après l'avoir approchée d'aussi près, il parvint à gagner ses bonnes grâces et enfin à l'épouser, au grand contentement de tout le monde.
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