Contes et légendes du Berry

George Sand

le casseu' de bois - La laveuses de nuit ou lavandières


LE CASSEU' DE BOIS
George Sand

Le pauvre paysan est quelquefois un charmant poète, témoin cette fable où il plaisante sa propre misère avec une si douce mélancolie :
" Au mois d'avril, la ruiche (le rouge-gorge) et le roi Berthault (le roitelet) se rencontrèrent au bois et se demandèrent leur portement.
- Ça va très bien, Dieu merci, dit la ruiche ; j'ai passé un bon hiver.
- Et moi de même, dit le roi Berthault ; j'ai passé l'hiver chez le bûcheron, et je me suis diantrement chauffé ! Ces gens-là font des feux, si vous saviez, ma chère ! Ils vous font brûler des bûches aussi grosses que ma jambe !
- Vrai ? dit la ruiche, émerveillée. Eh bien, moi, j'ai mangé mon soûl chez le laboureur ! Il avait du blé dans son grenier, oh ! mais du blé ! Debout sur le plancher, j'en avais jusqu'au ventre ! "
Les hallucinations du paysan, qui, aussi bien que ses traditions, donnent souvent lieu à des croyances et à des légendes, prouvent que, s'il est généralement privé du sens d'une clairvoyante observation, il a la faculté extraordinairement poétique de personnifier l'apparence des choses et d'en saisir le côté merveilleux. Les reflets embrasés du soleil couchant sous les grands ombrages ont donné naissance à l'homme de feu ou de fer rouge, ou tout simplement de bois de vergne (aulne des prairies dont la coupe est rouge sang) qui court de tige en tige, brisant ou embrasant. C'est lui qui, dans la nuit, allume ces terribles incendies où sont dévorées des forêts entières et dont la cause, trop souvent attribuée à la malveillance, reste toujours très mystérieuse. Disons, en passant, que la chute des aérolithes peut expliquer bien des choses et que le paysan de nos jours commence à s'en rendre compte. L'an dernier, une femme de la Berthenoux tricotait devant sa porte, quand elle vit une lumière à rendre aveugle et entendit un bruit à rendre sourd. En une minute, sa maison fut en feu ; elle n'eut que le temps de sortir son enfant qui dormait, et vit brûler sa pauvre demeure avec une rapidité qui tenait du prodige.
- Ce n'était pas, dit-elle, un feu comme un autre ; j'ai bien vu quelque chose tomber du ciel ; mais ce n'était pas le feu ordinaire du ciel : l'air était bien tranquille et il n'y avait pas d'orage du tout.
Le fait fut constaté par de nombreux témoins, et personne ne songea à accuser la pauvre femme de s'être vouée au diable ou d'avoir encouru la colère du ciel. Il y a cent ans, les choses se fussent passées autrement. La malheureuse eût été maudite et repoussée de tous, ou bien ses voisins eussent été accusés de sortilège. Il y a deux cents ans, quelqu'un, à coup sûr, eût été brûlé pour ce fait, soit la victime de l'incendie, soit le premier passant qui eût éternué de travers au moment du sinistre.
L'homme de feu est aussi nommé casseu' de bois. Il prend diverses apparences et joue divers rôles, selon les localités. Il n'est pas toujours flamboyant et incendiaire et se fait entendre plus souvent qu'il ne se montre. Dans les nuits brumeuses, il frappe à coups redoublés sur les arbres, et les gardes forestiers, convaincus qu'ils ont affaire à d'audacieux voleurs de bois, courent au bruit et aperçoivent quelquefois le pâle éclair de sa puissante cognée. Mais, chose étrange, ces grands arbres que l'on entendait crier sous ses coups et qu'un s'attendait à trouver profondément entaillés, n'en portaient pas la moindre trace. Le casseu' ou le coupeu' ou le batteu', car le fantôme porte tous ces noms, est quelquefois le génie protecteur de la forêt qu'il a prise en affection. Il faut se garder de toucher aux arbres sur lesquels il a frappé pour avertir de sa prédilection.

On sait que des troncs pourris émane quelquefois une lueur phosphorescente. Cette lueur, bien réelle et bien visible, a donné lieu à une foule de prétendues apparitions. J'en ai vu une du plus bel aspect et le paysan qui m'accompagnait me raconta l'histoire suivante :

Un bon curé qui n'avait crainte d'aucune chose, passait souvent, le soir, dans les bois, en revenant d'une paroisse voisine où il allait souper et faire la partie de cartes avec un confrère.
Il voyait toujours, au même endroit, une lueur blanche à laquelle il ne donnait pas grande attention, bien que son cheval fît, chaque fois, un petit écart et dressât les oreilles comme s'il eût vu ou senti quelque chose d'extraordinaire.
Un soir que la lueur lui parut plus vive que de coutume et que son cheval se montra plus inquiet, le curé résolut d'en avoir le coeur net et voulut entrer sous bois, du côté où la clarté paraissait ; mais son cheval s'en défendit si bien, qu'il y renonça et résolut d'aller voir, au jour, s'il n'y avait pas par là quelque charbonnière mal couverte qui menaçât de mettre le feu à la futaie,

Il y alla donc le lendemain matin, et ne trouva à plus d'un quart de lieue à la ronde, aucune charbonnière allumée ou éteinte, aucune hutte, aucune trace de feu ni, cause de lumière. Il n'y songea plus.
Mais une semaine plus tard, repassant là sur le minuit, il vit un grand rond de feu blanc qui flambait en travers de son chemin, et son cheval se cabra et refusa tout à fait d'avancer.
Le curé mit pied à terre, prit sa bête par la bride et avança résolument jusqu'au milieu du feu, qui non seulement ne le brûla pas, mais ne lui fit sentir aucune chaleur.

Il en fut si étonné que, parvenu au milieu du cercle, il ne put s'empêcher d'en rire et de s'écrier :
- Ah ! par tous les diables, voici la première fois de ma vie que je rencontre du feu froid.
Ce bon curé, ayant autrefois servi dans les armées, avait la mauvaise habitude de mêler quelques jurons à ses paroles, mais sans aucunement penser à mal.
Il n'eut pas plus tôt lâché cette imprudente réflexion, qu'il entendit une voix sifflante comme la graisse qui grésille dans une poêle, et cette voix, qui semblait venir de dessous terre, disait :
- Si tu veux du feu chaud, on t'en donnera.
A ce coup, le curé sentit la peur lui courir dans les cheveux ; mais il ne perdit pas la tête et répondit fort à propos :
- Merci, mon camarade d'en bas, je n'ai besoin de rien,
Le feu cessa tout à coup et la voix parut se renfoncer sous terre en murmurant :
- Poltron de curé, va te coucher ! Va, poltron, poltron de curé !
Ce défi irrita l'ancien aumônier de régiment.
- Poltron de curé ? fit-il avec sa plus grosse voix, poltron de curé ? Eh bien, viens donc un peu t'y frotter, toi, le beau flambeau qui te caches sous la terre !
Et, du bout de son bâton, il fit un grand cercle autour de lui à l'endroit où il avait vu le cercle de feu blanc, riant toujours en disant :
- Tu vois, je ne veux pas sortir de là, c'est là que je t'attends de pied ferme, homme ou diable !
Et comme rien ne paraissait ni ne bougeait, il s'escrima de son bâton, frappant devant lui, à droite, à gauche, derrière, partout et, chaque fois qu'il frappait, il entendait gémir et crier comme si trente diables invisibles eussent reçu la bonne trempée qu'il leur administrait.
Or, comme ce jeu plaisait à sa bonne humeur courageuse, il y prit goût et rage et battit ainsi le diable une heure durant, jusqu'à ce que les cris et les plaintes, qui allaient toujours s'amoindrissant, fissent place à de faibles soupirs et enfin au plus profond silence.
Alors, le curé, qui s'était mis tout en sueur, sortit du cercle et alla retrouver son cheval qui s'était sauvé non loin de là.
Quand il se fut essuyé le front et remis en selle, il reprit le chemin de son presbytère et jamais plus ne revit la lueur dans le bois.
Mais, la veille de la fête des Trépassés de la même année, il entendit, sur le minuit, frapper à sa porte. Il appela son sacristain, qui lui servait de domestique, et lui dit :
- On frappe en bas, mon garçon. Va donc voir ce que c'est !
Le sacristain alla ouvrir et revint, disant :
- Foi d'homme, monsieur le curé, vous avez rêvé ça, il n'y a personne à la porte.
Le curé se rendormit ; mais, entendant frapper pour la seconde fois, il se réveilla de nouveau. Il appela encore son valet, qui ne faisait que de se remettre au lit et qui lui jura qu'il se trompait. Pour son compte, il n'avait rien entendu.
Le curé retournait à son lit, lorsqu'on frappa encore.
- Jean, dit-il, es-tu devenu sourd ou si c'est un bruit que j'ai dans les oreilles ?
- vous l'avez au moins dans la tête, monsieur le curé, répondit Jean ; je n'entends rien que l'horloge de l'église qui dit tic toc, et la chouette qui dit hou hou dans le clocher.
Le curé se figura que c'était peut-être un avertissement du ciel pour qu'il eût à se mettre en état de grâce avant de mourir. Mais, comme c'était un homme à vouloir être sûr de son fait, il alluma une lanterne et descendit ouvrir lui-même.
- Bonne nuit, monsieur le curé, lui dit une voix qu'il connaissait, sans qu'il pût voir aucune figure.
- Bonne nuit, père Cadet, répondit le curé sans se déconcerter.
Et il referma sa porte, s'imaginant beaucoup en lui-même, car il avait porté en terre le père Cadet il y avait environ une année.
Il allait remonter l'escalier de sa chambre, quand on frappa encore.
- Bon, dit-il, ce pauvre défunt aura oublié de me demander des prières ; il ne faut pas lui en refuser.
Et il rouvrit la porte, disant :
- Est-ce encore vous, père Cadet ?
- Non, monsieur le curé, c'est moi, fit une voix de femme ; je viens vous souhaiter une bonne nuit.
- Et à vous pareillement, mère Guite, répondit-il, refermant sa porte.
Or, la mère Guite avait été enterrée chrétiennement environ six mois auparavant.
Mais on frappa encore, et, cette fois, le curé entendit une jeune voix douce qui lui disait :
- C'est moi, le petit enfant à la Jeanne Bonnine, que vous avez baptisé et enterré le même jour de l'été dernier. Je viens vous souhaiter la bonne nuit, monsieur le curé.
- Par ma foi, dit le curé, vous me la souhaiterez tant, qu'elle sera nuit blanche. Si vous avez des honnêtetés à me faire, ne pouvez-vous venir tous ensemble ? ce sera plus tôt fini !
Aussitôt, le curé vit clairement, devant sa porte, une douzaine de gens qu'il avait enterrés dans l'année, hommes, femmes, vieux et jeunes : le père Chaudy, qui était mort en moisson et qui tenait encore sa faucille ; la Jeanne Bonnine, qui était morte en couches et qui tenait son pauvre nourrisson sur son bras ; et ainsi des autres, voire la vieille Guite, qui était morte de la grand-peur pour avoir vu l'homme de feu rouge lui faire reproche et menace, un soir qu'elle ramassait du bois mort dans la taille.
- Çà, mes chers paroissiens, dit le hardi curé, je suis aise de vous voir debout ; êtes-vous tous en paradis, mes bonnes âmes ?
- Nous nous mettons en route sur l'heure, monsieur le curé, répondit la Jeanne ; nous étions en peine et en souffrance pour nos péchés, sous la garde d'un esprit méchant qui nous faisait danser toutes les nuits sous les arbres ; mais vous nous avez si bien battus dans le bois du Chassin, que notre compte a été acquitté. Ah ! que vous frappez rude, monsieur le curé ! Dieu vous le rende, pour le bien que vous avez fait à nos âmes !
- C'est bien, mes enfants, répondit le curé. Bon voyage et priez pour moi !
Il s'en alla dormir et jamais n'avait si bien dormi, dit le narrateur en finissant.

LES LAVEUSES DE NUIT OU LAVANDIERES
George Sand

Voici, selon nous, la plus sinistre des visions de la peur. C'est aussi la plus répandue; je crois qu'on la retrouve en tous pays.
Autour des mares stagnantes et des sources limpides, dans les bruyères comme au bord des fontaines ombragées dans les chemins creux, sous les vieux saules comme dans la plaine brûlée du soleil, on entend, durant la nuit, le battoir précipité et le clapotement furieux des lavandières fantastiques. Dans certaines provinces, on croit qu'elles évoquent la pluie et attirent l'orage en faisant voler jusqu'aux nues, avec leur battoir agile, l'eau des sources et des marécages. Il y a ici confusion. L'évocation des tempêtes est le monopole des sorciers connus sous le nom de meneux de nuées. Les véritables lavandières sont les âmes des mères infanticides. Elles battent et tordent incessamment quelque objet qui ressemble à du linge mouillé, mais qui, vu de près, n'est qu'un cadavre d'enfant. Chacune a le sien ou les siens, si elle a été plusieurs fois criminelle. Il faut se garder de les observer ou de les déranger ; car, eussiez-vous six pieds de haut et des muscles en proportion, elles vous saisiraient, vous battraient dans l'eau et vous tordraient ni plus ni moins qu'une paire de bas.
Nous avons entendu souvent le battoir des laveuses de nuit résonner dans le silence autour des mares désertes. C'est à s'y tromper. C'est une espèce de grenouille qui produit ce bruit formidable. Mais c'est bien triste d'avoir fait cette puérile découverte et de ne plus pouvoir espérer l'apparition des terribles sorcières, tordant leurs haillons immondes, dans la brume des nuits de novembre, à la pâle clarté d'un croissant blafard reflété par les eaux.
Cependant, j'ai eu l'émotion d'un récit sincère et assez effrayant sur ce sujet.

Un mien ami, homme de plus d'esprit que de sens, je dois l'avouer, et pourtant d'un esprit éclairé et cultivé, mais, je dois encore l'avouer, enclin à laisser sa raison dans les pots, très brave en face des choses réelles, mais facile à impressionner et nourri, dès l'enfance, des légendes du pays, fit deux rencontres de lavandières qu'il ne racontait qu'avec répugnance et avec une expression de visage qui faisait passer un frisson dans son auditoire.
Un soir, vers onze heures, dans une traîne charmante qui court en serpentant et en bondissant, pour ainsi dire, sur le flanc ondulé du ravin d'Urmont, il vit, au bord d'une source, une vieille qui lavait et tordait en silence.
Quoique cette jolie fontaine soit malfamée, il ne vit rien là de surnaturel et dit à cette vieille :
- "Vous lavez bien tard, la mère !"
Elle ne répondit point. Il la crut sourde et approcha. La lune était brillante et la source éclairait comme un miroir. Il vit alors distinctement les traits de la vieille : elle lui était complètement inconnue, et il en fut étonné, parce que, avec sa vie de cultivateur, de chasseur et de flâneur dans la campagne, il n'y avait pour lui de visage inconnu, à plusieurs lieues à la ronde. Voici comme il me raconta lui-même ses impressions en face de cette laveuse singulièrement attardée :
- "Je ne pensai à la légende que lorsque j'eus perdu de vue cette femme. Je n'y pensais pas avant de la rencontrer. Je n'y croyais pas et je n'éprouvais aucune méfiance en l'abordant. Mais dès que je fus auprès d'elle, son silence, son indifférence à l'approche d'un passant, lui donnèrent l'aspect d'un être absolument étranger à notre espèce. Si la vieillesse la privait de l'ouïe et de la vue, comment était-elle venue de loin toute seule laver, à cette heure insolite, à cette source glacée où elle travaillait avec tant de force et d'activité ? Cela était au moins digne de remarque ; mais ce qui m'étonna encore plus, c'est ce que j'éprouvai en moi-même. Je n'eus aucun sentiment de peur, mais une répugnance, un dégoût invincibles. Je passai mon chemin sans qu'elle détournât la tête. Ce ne fut qu'en arrivant chez moi que je pensai aux sorcières des lavoirs, et alors j'eus très peur, j'en conviens franchement, et rien au monde ne m'eût décidé à revenir sur mes pas."

Une autre fois, le même ami passait auprès des étangs de Thevet, vers deux heures du matin. Il venait de Liginières, où il assure qu'il n'avait ni mangé ni bu, circonstance que je ne saurais garantir. Il était seul, en cabriolet, suivi de son chien. Son cheval étant fatigué, il mit pied à terre à une montée, et se trouva au bord de la route, près d'un fossé où trois femmes lavaient, battaient et tordaient avec une grande vigueur, sans rien dire. Son chien se serra tout à coup contre lui sans aboyer. Il passa lui-même sans trop regarder. Mais à peine eut-il fait quelques pas, qu'il entendit marcher derrière lui, et que la lune dessina à ses pieds une ombre très allongée. Il se retourna et vit une de ces femmes qui le suivait. Les deux autres venaient à quelque distance comme pour appuyer la première.
-" Cette fois", dit-il, "je pensai bien aux lavandières maudites, mais j'eus une autre émotion que la première fois. Ces femmes étaient d'une taille si élevée, et celle qui me suivait de près avait tellement les proportions, la figure et la démarche d'un homme, que je ne doutai pas un instant d'avoir affaire à de mauvais plaisants de village malintentionnés peut-être. J'avais une bonne trique à la main, je me retournai en disant :
- "Que me voulez-vous ?"
Je ne reçus point de réponse, et, ne me voyant pas attaqué, n'ayant pas de prétexte pour attaquer moi-même, je fus forcé de regagner mon cabriolet, qui était assez loin devant moi, avec cet être désagréable sur les talons. Il ne me disait rien et semblait se faire un malin plaisir de me tenir sous le coup d'une provocation. Je tenais toujours mon bâton, prêt à lui casser la mâchoire au moindre attouchement, et j'arrivai ainsi à mon cabriolet, avec mon poltron de chien, qui ne disait mot et qui y sauta avec moi.
Je me retournai alors, et, quoique j'eusse entendu, jusque-là, des pas sur les miens et vu une ombre marcher à côté de la mienne, je ne vis personne. Seulement, je distinguai, à trente pas environ en arrière, à la place où je les avais vues laver, les trois grandes diablesses sautant, dansant et se tordant comme des folles sur le bord du fossé. Leur silence, contrastant avec ces bonds échevelés, les rendait encore plus singulières et pénibles à voir.
"

Si l'on essayait, après ce récit, d'adresser au narrateur quelque question de détail, ou de lui faire entendre qu'il avait été le jouet d'une hallucination, il secouait la téte et disait : - "Parlons d'autre chose. J'aime autant croire que je re suis pas fou." Et ces mots, jetés d'un air triste, imposaient silence à tout le monde.

Il n'est point de mare ou de fontaine qui ne soit hanté, soit par les lavandières de nuit, soit par d'autres esprits plus ou moins fâcheux. Quelques-uns de ces nôtes sont seulement bizarres. Dans mon enfance, je craignais beaucoup de passer devant un certain fossé ùu l'on voyait les pieds blancs. Les histoires fantastiques qui ne s'expliquent pas sur la nature des êtres qu'elles mettent en scène, et qui restent vagues et incomplètes, sont celles qui frappent le plus l'imagination. Ces pieds blancs marchaient, dit-on, le long du fossé à certaines heures de la nuit : c'étaient des pieds de femme, maigres et nus, avec un bout de robe blanche ou de chemise longue qui flottait et s'agitait sans cesse. Cela marchait vite, et en zigzag, et, si l'on disait: "Je te vois !... Veux-tu te sauver ! cela courait si vite qu'on ne savait plus où ça avait passé. Quand on ne disait rien, cela marchait devant vous ; mais, quelque effort que l'on fît pour voir plus haut que la cheville, c'était chose impossible. Ça n'avait ni jambes, ni corps, ni tête, rien que des pieds. Je ne saurais dire ce que ces pieds avaient de terrifiant ; mais, pour rien au monde, je n'eusse voulu les voir.
Il y a, en d'autres lieux, des fileuses de nuit dont on entend le rouet dans la chambre que l'on habite et dont mn aperçoit quelquefois les mains. Chez nous, j'ai ouï parler d'une brayeuse de nuit, qui brayait le chanvre devant la porte de certaines maisons et faisait entendre le bruit régulier de la braye d'une manière qui n'était pas naturelle. Il fallait la laisser tranquille, et, si elle s'obstinait à revenir plusieurs nuits de suite, mettre une vieille lame de faux en travers de l'instrument dont elle avait coutume de s'emparer pour faire son vacarme : elle s'amusait un moment à vouloir broyer cette lame, puis elle s'en dégoûtait, la jetait en travers de la porte et ne revenait plus.
Il y avait encore la peillerouse de nuit, qui se tenait sous la guenillière de l'église. Peille est un vieux mot français qui signifie haillon ; c'est pourquoi le porche de l'église, où se tiennent, pendant les offices, les mendiants porteurs de peilles, s'appelle d'un nom analogue.
Cette peillerouse accostait les passants et leur demandait l'aumône. Il fallait se bien garder de lui rien donner ; autrement, elle devenait grande et forte, de cacochyme qu'elle vous avait semblé, et elle vous rouait de coups. Un nommé Simon Richard, qui demeurait dans l'ancienne cure et qui soupçonnait quelque espièglerie, voulut batifoler avec elle. Il fut laissé pour mort. Je le vis sur le flanc, le lendemain, très rossé et très égratigné, en effet. Il jurait n'avoir eu affaire qu'à une petite vieille "qui paraissait cent ans, mais qui avait la poigne comme trois hommes et demi".
On voulut en vain lui faire supposer qu'il avait eu affaire à un gars plus fort que lui, qui, sous un déguisement, s'était vengé de quelque mauvais tour de sa façon. Il était fort et hardi, même querelleur et vindicatif. Pourtant, il quitta la paroisse une fois qu'il fut debout et n'y revint jamais, disant qu'il ne craignait ni homme ni femme, mais bien les gens qui ne sont pas de ce monde et qui n'ont pas le corps fait en chrétiens.