- L'autre... l'Autre... L'AUTRE !
Visible ou invisible, voici donc le personnage en question... ; passons près de lui comme si de rien n'était... ; ignorons son silence... ; sa rutilance ou son opacité... ; ne pensons même pas qu'il puisse exister, mais écartons le danger avec quelques-uns de ces précieux Signes-à-Jésus qui, croit-on savoir, le brûlent autant qu'il cherche à nous brûler.
Il est rusé ou couard comme renard ou loup. Il est un. Il est plusieurs. De la ville et des champs, vêtu selon le cadre. Tapageur ou discret. Parfois doux comme un sourire de nonne ou hargneux comme un paysan volé. D'allure ou truand. Seigneur ou gueux. Faux comme un louis de plomb doré et trompeur tel un corbeau de toutes couleurs.
Pourvoyeur du plus vorace des brasiers, quêtant ou exigeant, il trime lui-même tel un damné. Pour chasser l'âme rebelle, il est obligé de dilapider un trésor d'ingéniosités. On l'a vu en vent, en nuée, en flammèches, en mouton, en cailloux, en bon saint, en chien, en oeuf, en grain de mil, en eau et en bien d'autres états trompeurs... jamais en bénitier. Mais c'est encore en homme tel que vous et moi qu'il travaille le mieux...
Les vents fougueux se sont enfin calmés. Cette saison, ils ont si bien piétiné et rué que c'est honte pour eux d'avoir tant brisé sur terre. A présent, attachés à la longe, ils restent prisonniers en quelque endroit secret de l'inaccessible espace. Issu des quatre points cardinaux, le silence se moule au pays et, baume, coule dans l'oreille de l'homme.
Dernier lambeau de l'année mourante, cette journée de début décembre a longuement traîné en tristesse. Vers Souesmes, par-dessus les bois, le faîte du crépuscule écrase lentement l'horizon et prend d'assaut la Sologne résillée de brume blême.
Le village des Brandes garde sur lui l'écharpe légère de son haleine bleutée sentant le bois flambé. Dans la longue rue boueuse et affroidie, toute vie humaine a cessé. Chacun est rentré dans le monde immense et tiède de son étroit chez soi où, là, tout est lumière... tout est chaleur dans le coeur.
Et pourtant !...
Maître dans sa forge, Christophe balance le poids de la lourde masse qui donne forme à un essieu. Telle une solide branche de chêne assouplie par quelque sortilège, son bras noueux jaillit de sa manche retroussée. Le poing de fer pétrit le fer rougi, vivant, dont le sang ardent, dompté, s'échappe peu à peu, laissant une chair grisâtre.
Aux lueurs du foyer, la peau du bras luit. Les muscles s'agitent, on croirait des belettes maintenues de force dans une souple giberne de cuir roux. En forgeant le métal, les muscles de Christophe se forgent d'eux-mêmes : c'est double gain.
Afin de flatter la cadence, qui est musique pure, il siffle. Ce n'est pas un sifflement des lèvres tout en joie, mais un sifflement de dents tout en labeur, et lorsqu'il cesse de frapper pour remettre le métal à raviver sous les charbons, il écoute, comme son propre écho, le vrillement du soufflet : cet énorme crapaud desséché et creux rendant son air par ses plis flasques.
Tout grésille autour de Christophe, à croire que tout est colère : la braise, éclatant hors du foyer... la pince, mise à refroidir dans l'eau se révulsant... la brise venant de la rue, aspirée par la cheminée tapissée de suie.
De son côté, la nuit, enfin entrée dans son plein noir, attend la lassitude du forgeron. Elle a hâte que le brasier s'éteigne pour, à son tour, grappiller dans l'antre chaud. Mais l'homme n'est nullement fatigué. Sans hâte, il reprend la masse et façonne à coups sûrs, matérialisant une forme déjà acquise en pensée. A chaque tapée, l'enclume vibre profondément telle une cloche pleine.
Christophe n'est pas pressé d'en finir. Il n'a nulle envie d'ôter ce tablier de cuir qui lui donne l'aspect puissant d'un de ces hommes d'autrefois, d'avant le fer, du début même des hommes, alors vêtus de peaux de bêtes. Il a fière allure ainsi : mi-homme mi-animal. Et assurément, il doit puiser sa force dans la dépouille du boeuf, tannée et durcie.
Non, il ne songe pas à jeter son tablier sur l'enclume, marquant ainsi le terme d'une longue journée d'efforts et il n'éprouve aucun désir de rejoindre sa femme qui, dans la cuisine attenante, n'a, elle aussi, aucune envie de le voir revenir car il n'y a plus jamais rien de nouveau entre eux... pas même un mot, ni un geste d'amitié. Avec les ans, tous semblables, ils subissent ce mal des époux sans enfants : la lassitude l'un de l'autre. Ainsi s'est à jamais tarie la source d'amour de leur coeur.
A cette soudaine pensée, tout en oeuvrant, Christophe souffre d'un sournois désespoir ; alors il s'efforce de disperser, de briser une grande tristesse bien plus rebelle que le métal le plus rude. Pas d'enfants : pas de lendemains pour la forge. Les outils ne vibreront plus pour un Christophe, mais pour quel autre bras ? qui sait, gauche et maladroit ?... Et, même devant les plus hautes flammes du foyer, cette image amère le glace et lui donne de sinueux frissons.
Ne pouvant maîtriser un soudain élan de rage, il martèle violemment l'enclume comme s'il voulait la pourfendre. Il a frappé si fort que le manche de l'outil a rué entre ses mains, meurtrissant l'os, et que sa gorge s'est nouée tout comme s'il venait d'avaler un rude coup de marc.
... Pas d'enfants et une forge conçue pour un, deux, trois fils... Ah ! le malheur...
Ayant un bref instant fixé le foyer en appétit, se nourrissant de la braise prisonnière, il va ouvrir la porte sur la nuit et, bien qu'elle soit un mur de néant, elle lui paraît claire à côté des années à venir : de celles l'attendant et qu'il devra traverser en solitaire, traînant une femme plus inutile qu'une ombre. Une vaste mare de vase et d'encre, voilà ce qu'est son futur. Heureusement qu'à l'achèvement de tout cela il y aura une fin. Il y a une fin à tout. Seulement son sort à lui est de l'attendre en souffrant, au contraire des autres qui, eux, ne peinent qu'à ce moment-là. Oui, il faut une solide patience, et ce soir Christophe s'aperçoit soudainement qu'il n'en a presque plus... Elle est si usée qu'elle ne tient à lui que par un cheveu.
Une pensée aiguë s'est fichée dans sa tête. Maintenant, il la subit avec tant de force que, se retournant vivement, il ne peut s'empêcher de regarder autour de lui car il a senti la présence d'un être invisible et mauvais conseilleur. Puis un choc intérieur l'ébranle : une irrésistible puissance semble manier sa volonté avec la précision qu'il apporte lui-même à manier sa masse. Il s'est mis face à son destin et, se manifestant pour la première fois, celui-ci vient de lui donner un ordre qui lui passe dans le coeur l'aigu d'un poinçon : "Finis-en..."
Et sans qu'il puisse s'y opposer, Christophe se sent devenir un instrument docile et obéissant : l'outil destiné à forger sa propre fin.
Vaincu, ne se questionnant pas sur cette mystérieuse exigence, il lait le tour de l'enclume et regarde les longues charpentes tressées du plafond. Sa décision est aussitôt solidement crochée là-haut... mais son visage levé, mal rasé, oint de sueurs et de suies, est immensément triste.
Ses lèvres vont chercher et remodèlent un refrain jadis familier, depuis longtemps oublié... Bientôt, il cesse... son coeur est sans envie du passé. Christophe, l'homme vaincu, voudrait fanfaronner devant Christophe l'homme fort, mais sur ses joues sales ne savent que couler des larmes longues et tranchantes telles des lames de faux.
En ramenant sa tête vers le sol, elles pénètrent dans sa bouche et y déposent le goût amer de sa peine, l'obligeant à plier genoux, à prendre son visage à pleines mains, et à pleurer tout son saoul. Christophe ploie, car il sait ne rien pouvoir contre cette fin hâtive qui va le moissonner avec indifférence.
Frottant ses joues d'une main lasse, il étale ses larmes. Se barbouillant de suies mouillées, il met sur son visage le noir qui déjà enveloppe son âme. Pourtant, il imagine qu'une telle peine venant avec autant de désespérance ne peut être que la dernière permise à un homme. Cela l'apaise et l'aide à mieux préparer cette brusque fin si étrangement désirée.
Il se relève, va droit à l'établi et saisit cette longe qui sert à lier la patte de l'animal à ferrer. Elle est résistante, souple, grasse ; des poils s'y collent ; elle sent si fort la vie que Christophe ne peut s'empêcher de la humer un instant. Et cette senteur lui paraît si lointaine qu'il se voit déjà de l'autre côté des vivants. Alors, plus aucune hésitation ne vient entraver sa marche vers la mort.
Dès lors, il agit tout comme s'il accomplissait une tâche : il la fera en bon artisan. Montant sur l'enclume, il tend les bras vers cette solive complaisamment détachée du plafond et y glisse la corde. Dans ce geste inhabituel, ses muscles, en s'allongeant, perdent leur relief de puissance. Christophe voit là un signe précurseur.
Soupirant, il noue la longe, mais, le noeud amorcé lui paraissant au jugé trop faible pour le poids qu'il se sait, il trouve matière à un bref soliloque. Ce sont ses dernières paroles... " Un forgeron de ma force a besoin de trois noeuds... " dit-il à haute voix. Et il en fait cinq... Cinq en haut contre la solive... Cinq en bas contre le coulant.
Lorsque, enfin, il passe la longe et se trouve momentanément coiffé par la couronne de chanvre, naît en lui toute la commisération dont sa piété a toujours entouré l'image meurtrie de Jésus ceint de sa couronne d'épines. Son esprit atteint maintenant une semblable douleur, et il se signe non pour lui, mais pour Notre-Seigneur.
Puis il glisse vivement autour de son cou ce collier d'apaisement si rapidement obtenu. La senteur de suint logée dans le chanvre s'impose à lui, si bien que l'ultime rappel de sa vie d'homme est une odeur d'animal.
Christophe est un rude gaillard, aussi se jette-t-il de l'enclume d'un rude coup. Et se faisant trait raide entre la solive et ce corps s'offrant à trépas, la longe vibre. Les noeuds tiennent fermement leur rôle, ils résistent et auraient aussi bien pu supporter le poids d'un cheval.
... Ce gros hoquet emportant l'âme de Christophe qui réussit à s'échapper de la gorge brisée... Ces bras encore chargés de vie ne voulant pas mourir, frappant désespérément l'espace... Ces baisers donnés par la mort sur le visage de Christophe à l'en rendre soudain tout violacé... Cette ombre raide se balançant, enveloppe légère du défunt forgeron projetée au travers des vitres par les flammes du brasier, jusque sur le chemin couvert de feuilles sèches... Et cette surprenante impression que le double sombre de Christophe s'amuse à disperser ces feuilles, en réalité soulevées par une brise rase !...
Que cette brève fin provoque d'étranges confusions !
A ce moment, porté par des claquements de bois sec, un immense gaillard double alertement la première maison des Brandes : celle de Sabeur, l'ancien garde-chasse. L'homme débouche par cette sente, qui, après avoir ouvert une large et droite raie de sable à la lande de la Boissière couverte d'une tignasse de genêts hirsutes, s'arrête net, ne menant plus nulle part.
A chaque retombée, ses sabots sonnent comme cloches de bois. Dedans, ses pieds vont et viennent telles des noix sèches dans leur coquille. Son grand corps plat tend par les épaulures une ample pèlerine noire que l'on jurerait être un pan vivant de cette nuit... un beau morceau bien découpé, ourlé et complété d'une capuche qui, rabattue sur la tête de l'inconnu, paraît la couver.
Ses longues allongées de jambes le déhanchent, donnant ainsi l'impression qu'à coups heurtés son buste le tire en avant, et ses bras ont des mouvements si vastes qu'ils paraissent faucher les ténèbres afin de les mettre en bottes. En s'accrochant ainsi de partout à la nuit l'homme va diablement vite et, en rien de temps, se trouve au coeur des Brandes. C'est à croire que, d'une bourrade, la lande vient de s'en débarrasser comme d'un parasite.
Telle une chauve-souris géante s'essayant à marcher de façon humaine, l'arrivant est aussitôt attiré par la forte lumière de l'auberge. Il s'y rend droitement et ne s'arrête qu'en se heurtant à la porte fermée.
Le père Graubois, l'aubergiste, est seul dans la salle. Lorsqu'il voit entrer ce grand corps plat et noir, un instant déformé par un geste haut rejetant la capuche, il a la sensation de recevoir de plein fouet l'image d'une calamité faite homme.
Apercevant des couverts mis sur la table, l'inconnu en prend possession sans la moindre hésitation comme si tout dans la salle lui appartenait. Graubois n'ose lui faire remarquer que c'est sa propre place : il l'a quittée l'instant d'avant afin de voir qui marchait avec tant d'éclats.
Maigre, nerveuse, raide, vêtue sans la moindre fantaisie, l'oeil peu enclin à la gaudriole, paraît alors la Graubois. Elle revient de la cuisine, portant la saucisse des jeudis assoupie sur sa platée de choux fumants, et elle aussi le regarde, muette, saisie, n'osant pas lui demander d'aller s'asseoir ailleurs tant il lui en impose d'emblée par sa solide assurance, ses traits rudes, et surtout ce regard aigu qu'elle reçoit en douleur telle une perçure d'aiguille.
Tout cela l'ait si violente impression sur les Graubois, pourtant hâbleurs, que leur étonnement se meut en gêne hostile. La femme va poser son plat sur une autre table et Graubois y porte les assiettes après les avoir triées prestement sous le nez de l'homme.
Ce dernier n'a aucun geste, ni la moindre parole pour s'excuser et ne prête même pas attention à la femme qui l'observe hargne rentrée.
Comment ces deux-là devineraient-ils qu'un drame collectif vient d'être semé, et, lierre à cent tiges, va proliférer, envahissant l'âme même des Brandes !
L'aubergiste retrouve enfin sa voix un instant oubliée :
- - Que boirez-vous, l'ami ?
- Il dit cela tout en posant sa main sur le bras de sa compagne afin de calmer sa méchante humeur devenue grognante, car il craint qu'elle ne la lâche sur l'inconnu, et, qui sait ? lui fasse avoir de mauvais coups.
- - Une fillette de blanc, et vite... jette l'homme.
- Il traîne gaillardement l'accent berrichon par le dos et parle si raide que chaque mot sonne comme un ordre.
Aussi pinjarde qu'elle soit, la Graubois retient ses mots fielleux et, pour une fois, pense que son homme a eu raison de l'avoir empêchée de s'encolérer ouvertement. Avec un ton pareil, l'inconnu risque de briser en trois syllabes cette force femelle qu'elle se sait. La voilà donc tout miel et, lorsque Graubois s'en est allé quérir la bouteille de blanc, elle laisse galoper sa curiosité.
- Et où donc que vous allez à cette heure ? s'enquiert-elle, les lèvres marquées d'un sourire contraint.
L'autre s'adosse fermement au mur et allonge ses jambes, longues comme des manches de râteau. sans la regarder, il répond évasivement :
- - ... Peut-être ici... peut-être ailleurs...
- Les syllabes se heurtent à rudes coups entre langue et palais : un dirait qu'il crache des cailloux.
D'aucuns, histoire de faire désirer une autre réponse, auraient avancé cela en finaudant, mais lui n'accorde pas la moindre amorce d'amabilité. Il tend ensuite sa main vers une tranche de pain restée sur la table.
Alors, la Graubois voit combien ses doigts sont longs, minces ; combien les ongles sont fins et soignés, comme s'il ne s'était jamais servi de ses mains pour travailler d'une occupation d'homme. Ce doit être le maître d'école d'un village voisin, pense-t-elle, et, pour répondre aux dires de l'inconnu, elle lâche à retardement un "Ah !" convaincu. Puis, baissant la tête sur son assiette, elle avale une bouchée qui ne passe pas tout de suite tant il lui semble avoir été moquée à froid par ce premier venu.
L'aubergiste revient avec un verre et une fiole de blanc, matière précieuse qu'il pose avec précaution. Lui aussi a la même question que sa femme. Comme il n'obtient pas de réponse, la Graubois lui montre de venir s'asseoir face à elle et répète avec humeur, faisant pression sur chaque mot, car la question l'irrite à son tour :
- - ... peut-être ici... Peut-être ailleurs... Tu n'as donc pas entendu ?
- Bon... bon... grogne le bonhomme en s'attablant et mangeant tout de suite à pleine cuillerée sa soupe refroidie, n'omettant aucun de ses habituels bruits de bouche qui lui manqueraient s'il devait les taire.
- La femme grignote à petites bouchées rapides, sans mâcher, avalant tout rond pour économiser sa denture qui part en morceaux, telle un faîte de muraille vétuste. Elle avale une bouchée de choux et une bouchée de l'inconnu. Elle prend une bouchée de saucisse et une autre de l'homme étrange ; une de choux et une autre de son homme... Elle se nourrit un peu de tout, autant par la bouche que par l'oeil, faisant vite et battant des paupières à la façon d'une poule guettant à la fois les mains de la basse-courière et le grain roulant à terre. Mais, bientôt, à petits coups d'oeils incisifs et affamés, elle ne mange plus que de l'inconnu.
Celui-ci prend son temps pour boire bien qu'aussitôt vide il remplisse son verre à ras bord. A chaque gorgée son regard va vers la porte d'entrée, et son visage maussade semble vouloir s'animer d'un dur sourire... mais ce ne doit être qu'un effet d'ombre projetée par la lampe placée au-dessus de lui.
A la longue l'inquiétude saisit pour de bon les aubergistes qui se demandent soudain si le nouveau venu ne prépare pas un mauvais coup. La nuit n'envoie que maux, pensent-ils, et cet homme vient d'être rejeté chez eux par la nuit... Tant et si bien qu'ils le fixent, soupçonneux, et voudraient découvrir ses pensées.
Malgré la dureté de ses traits ravinant sa peau, il y a de la jeunesse dans ses lèvres, ce qui donne à imaginer qu'il ne doit pas avoir dépassé la quarantaine... peut-être moins mais pas plus... Son visage osseux est tel un masque ocré fendu de deux ovales, allongés vers les tempes, dans lesquels ses yeux verts ont une fixité animale. Sa tête, toute en hauteur, trop étroite, dépare un aussi grand corps et fait penser à un fruit non venu à terme, resté sur l'arbre, puis contrarié par quelque gelée. Le nez fort, pilier d'un front court, barré par une chevelure noire, luisante, tranche ce masque et l'aide à pourfendre toutes les volontés qui tenteraient de s'opposer à la sienne... Il ne saurait en être autrement avec un tel soc d'autorité. Ses pommettes saillent, remontant les joues, les creusant aussi.
A première vue, ce visage semble offrir tout ce qu'il exprime, mais, à chaque dérobée, les Graubois découvrent des détails effaçant les précédents, à croire qu'il est façonné de dizaines d'angles mouvants dont la mobilité finit à la longue par dérouter, autant qu'elle fascine.
Ayant vidé le flacon, l'homme en redemande un autre et devant l'attitude de l'aubergiste venu à lui, restant là hésitant, le dévisageant comme un animal rare, il a enfin son premier vrai sourire. Ses lèvres se tirent sans s'écarter au point de ne plus paraître qu'un fin pli de peau. Une puissante beauté, fière et cruelle, coule de ses yeux. Mais Graubois ne s'attarde pas à ce sourire piqueté d'ironie, gênant tel un long clou tapi dans une chaussure du dimanche. Il préfère fixer le vaisselier - dont il connaît pourtant par coeur les dessins de chaque assiette : ces fleurettes multicolores que le temps ne parvient pas à faner, et qui fait penser au vestiaire du Paradis où, avant d'y entrer se reposer, en dehors de leurs jours de service, les saints accrochent leurs auréoles d'apparat.
L'inconnu tire enfin de sa poche une bourse de cuir, pleine et rebondie. Il la délie négligemment et, avec deux doigts, y puise un beau louis tout neuf qu'il jette sur la table à portée de la main de Graubois. Celui-ci s'en empare tout de suite, craignant qu'il ne le reprenne incontinent ou, peut-être, le fasse disparaître sous son nez... et cet homme paraît de taille à réussir pareille farce. En se penchant, l'aubergiste voit que l'intérieur de la bourse est plein d'autres jaunets : rainettes de métal que la main de l'inconnu force à frétiller.
A cette vue le visage renfrogné de Graubois se renfle de contentement et son sourire éclate telle une figue trop mûre. A présent, soulagé d'un poids, il a besoin de plaisanter. Il tient enfin un intéressant sujet de conversation.
- - Avec ça, dit-il, vous pourriez acheter tout le bourg...
- L'homme remet la bourse dans sa poche.
- - S'il y a quelque chose à acheter, répond-il sèchement, j'achèterai...
- Il y a toujours quelque chose à vendre, reprend Graubois dont les yeux restent luisants d'une fiévreuse touche de cupidité.
- Soudain aguichante, sa femme se lève et s'approche. Elle n'a pas vu le contenu de la bourse, mais elle en a saisi le reflet dans les yeux de son homme.
- - Vous trouverez sans mal ici... place-t-elle.
- Je suis forgeron de mon état, dit l'inconnu en gonflant sa poitrine à la façon d'un soufflet.
- Dans ce cas, constate l'aubergiste, vous tombez bien mal, il n'y a rien à vendre dans ce genre au pays... Nous avons déjà un dresseur de fer et il n'est pas prêt de nous quitter... c'est moi qui vous le dis...
- Les lèvres du nouveau venu amorcent un bref sourire que ne remarque pas le couple bavard.
- - Et vous installer en double, surenchérit la femme, ne mettrait à chacun dans vos assiettes que demi-part... Il y a juste du travail pour un, mais pas pour deux...
- Ah ! enchaîne Graubois, si vous étiez maçon ou charpentier... Dans ces parties-là un bon ouvrier peut s'y retrouver, on construit toujours...
- L'inconnu laisse un temps couler, puis répète posément :
- - Je suis forgeron et rien d'autre.
- C'est dommage, enchaîne l'aubergiste comme pour le consoler.
- Je forgerai en Sologne et à ma convenance...
- Et, en affirmant cela, l'homme leur semble se faire brusquement de granit et de bronze.
- - Il vous faudra marcher encore, ajoute la femme en hochant la tête... La Sologne a son plein de forgerons et les fils guettent âprement la chute des pères...
- J'ai pas mal marché pour ça, rétorque-t-il d'un ton définitif, maintenant je veux m'arrêter...
- Les Graubois jugent qu'avec un tel entêté mieux vaut parler d'autre chose et qu'ils n'auront rien à gagner en continuant à se heurter à un homme aussi riche. Tout au contraire, les voilà s'ingéniant à lui soutirer un peu de son or. Ils en veulent une part, même infime.
- - Vous mangerez bien un morceau, propose la femme, cauteleuse, et vous logerez chez nous cette nuit... n'est-ce pas ?
- L'inconnu regarde sur la table des aubergistes la saucisse et les choux refroidissant. Il hume les senteurs grasses, les enfonce jusqu'au fond de son estomac et, d'un tranchant coup de dents, mord dans ce qui lui reste de pain.
- - Peut-être bien, dit-il, les mots étouffés par la mie épaisse.
- En se penchant pour le servir, la Graubois veut lire dans ses yeux qui il est. Elle s'y connaît en devinances et personne ne peut lui cacher ses plus secrètes pensées. C'est une sorte de don qu'elle a et que tous redoutent.
Elle tente donc de deviner l'en-dedans de l'inconnu qui, indifférent, se laisse épier. Faisant celle qui tient à soigner son client, elle touille longuement les choux à lentes fourchetées... Elle retourne l'odeur comme pour mieux la répandre... aide la vapeur à soupirer et, durant ce temps, se risque à fouiller dans la tête de l'autre.
Seulement, voilà : il a des yeux solides et résistants comme des billes d'acier... Tout ce qu'elle peut y lire est l'avertissement que mieux vaudrait pour elle ne pas trop insister car des griffes pourraient bien surgir de là et lui enlever l'envie de continuer. Alors, apeurée, se sentant gauche telle une vieille sotte, elle laisse retomber la fourchette qui, en heurtant le bord de l'assiette, enlève un petit éclat de faïence. Elle voudrait s'excuser, seulement les mots ne lui viennent pas... Penaude, elle se rassied face à Graubois.
Le couple est angoissé... Cet inconnu ne serait-il pas le seul visible d'une troupe d'autres inconnus remplissant la salle ? Aussi regardent-ils partout, à la dérobée.
Soudain, à ce moment juste, parviennent du dehors des forts bruits qui se heurtent comme si on en renversait une pleine charretée contre la porte. C'est un rebondissement de sons bruyants et aigus. La porte s'ouvre, à croire qu'elle n'a pu résister à cette poussée. Des mains, des bras et des visages affolés effacent aussitôt l'illusion.
Il y a là Gentil, le journalier ; Vairon, le menuisier ; Gerly, le cantonnier; Laurent, Monge et d'autres encore. Ils gesticulent et se prennent réciproquement à témoin de la chose qui les amène et les bouleverse.
- - Mais ?... que ?... que vous arrive-t-il ?... glapit la Graubois, saisie, croyant presque que, profitant du vacarme, l'inconnu vient de sauter sur elle.
- Les hommes restent sur le pas de la porte.
- - Vous ne savez pas ? lâche Vairon.
- Christophe est mort... jettent les autres.
- La voix émue de chacun est un chaînon de la pesante chaîne qu'ils traînent, tintante à travers le village.
- - Il s'est pendu... ajoute Gerly.
- Vairon est déjà reparti. Ce n'est pas souvent qu'une nouvelle se laisse colporter aussi commodément. Déjà il doit être arrivé chez les Courli, la boulangerie proche de l'auberge... il doit ouvrir la porte et y semer son : "... Vous ne savez pas ?", destiné à mettre l'événement en relief. Et tous, ayant même hâte d'aller pendre Christophe dans d'autres pensées, s'éloignent à la va-vite.
La Graubois ne peut retenir la stupeur qui l'inonde telle une montée de lait. Son homme, lui, sent une corde se serrer par à-coups autour de sa gorge. C'est si bien imaginé qu'il ne peut plus parler et que lui revient dans la bouche la goulée de choux avalée un instant avant.
La femme a eu juste le temps de tirer à elle le dernier de ceux qui repartent et lui parle en se cachant de l'inconnu qui continue à marquer la plus grande indifférence vis-à-vis de cette scène, pourtant digne d'attention.
- - C'est pas des fois... dit-elle à voix basse, que quelqu'un l'aurait pendu de force ?...
- Et elle ne peut retenir un bref regard de suspicion vers l'homme à la pèlerine.
- - Qui aurait pu pendre de force notre forgeron ?... répond l'autre, vous le voyez se laissant lier ?...
- Une fois encore la Graubois jauge la carrure, la vigueur et l'air mystérieux de son client, qui sont autant de soupçons contre lui. Elle est sur le point d'ajouter quelques allusions mais son interlocuteur a repris sa course pour distribuer sa part de nouvelle et elle regrette soudain de ne pouvoir aller aussi commémorer l'événement, tout comme si elle avait assisté en personne à la pendaison de Christophe. Si elle reste là, c'est uniquement dans la crainte de laisser son homme seul avec cet inconnu de plus en plus inquiétant. Voilà même qu'elle redoute de retrouver Graubois pendu à son tour à un des crochets à jambon. C'est qu'elle a trop besoin de lui pour permettre une chose pareille, il est si utile lorsqu'elle a ses coups de colère... c'est de l'eau fraîche, Graubois, dans laquelle se noient et se calment ses subits coups de sang. Refermant vivement la porte, elle interpelle de loin l'inconnu qui continue à manger de solide appétit.
- - Vous savez sans doute pas qui c'était ce Christophe ?...
- Sa voix est toute en dents. On dirait qu'elle veut mordre.
- - Ma foi, non, répond-il, impassible.
- Graubois, bien qu'encore entravé dans la corde à Christophe, interrompt sa femme et parle avec une rancoeur muselée :
- - Vous relèverez peut-être la tête si on vous apprend que c'était notre forgeron et qu'il n'y a personne pour prendre la suite...
- Lui aussi teinte ses mots de reproches.
L'inconnu dessauce patiemment son assiette avec une large tranche de pain. Lorsqu'il daigne les regarder, son visage ne montre pas la joie que les aubergistes s'attendaient à y voir.
- - Ah ! fait-il seulement.
- Et, se levant, il dresse hautement son long corps plat. Ses épaules donnent l'impression de tirer sur une pièce de drap noir et de la dérouler en hauteur.
- - Vous pouvez dire, continue Graubois, que vous avez la chance de votre côté.
- Peut-être bien, répond l'homme en remuant un fort bâillement et en regardant vers l'escalier.
- La Graubois a tant hâte de ne plus le voir qu'elle lui apporte une lampe. Il la prend sans remercier.
- - Vous trouverez la chambre au premier, sur le palier, en face de vous... lâche-t-elle sans oser le regarder.
- Bientôt, il monte. Ses sabots crissent sur les marches. Encouragée par l'éloignement, elle lui crie :
- - Au fait, comment qu'on vous appelle ?
- Ayant marqué un temps d'arrêt, il paraît revenir de très loin, semble hésiter, puis répond :
- - Appelez-moi... Roc.
- C'est donc tout ?
- Oui... Roc, tout court...
- Il finit de monter. La porte de sa chambre claque derrière lui. Le plancher gémit et le lit craque aussitôt. L'homme s'est couché tout habillé.
Alors ils sentent soudain combien la présence de cet inconnu dans l'auberge leur pèse soudain.
Bouleversé, mais conscient de son autorité, Denys, le garde-champêtre, marque un temps d'arrêt avant de pénétrer dans la forge. Ceux qui l'ont suivi jusque-là avec rumeur, font soudain silence. Les bruits s'éteignent, contraints par la présence de la mort.
Christophe pend depuis une demi-heure et personne n'a encore osé le descendre de sa solive. Il a fallu décider Denys à agir et lui faire valoir que la dépendaison était de son ressort... affaire d'autorité municipale.
Il entre enfin et, avec lui, portant des falots, les plus courageux. Dans l'encadrement de la porte, les autres tendent leurs tètes décoiffées l'une au-dessus de l'autre. On jurerait un bouquet de tournesols fanés.
Les lumières crues frôlent le corps de Christophe, faisant surgir de brefs reliefs qui l'animent : "Qu'il était grand !...", pense chacun. Ses larges mains ouvertes, doigts écartés, inquiètent. On les dirait à l'affût de celui qui osera s'en approcher. Ces mains, on les redoutait déjà du vivant de l'homme. Celui qui dans une quelconque querelle leur laissait prise ressentait tout de suite une douleur intolérable, à se croire broyé; et s'en défaire était impossible, il fallait se résigner à céder... Les morts ont parfois comme ça des idées du temps de leur vivant.
Enfin, dans une ployante ambiance de chapelle ardente, Denys s'approche de l'enclume. Il s'efforce de ne pas penser à la mort, mais les pieds de Christophe sont là, raidis !
Derrière lui, les visages immobiles, ciselés par le clair-obscur, paraissent de bois ; si bien que le garde a un instant la sensation d'évoluer seul, devant un de ces bas-reliefs ornant la cathédrale de Bourges et qui, toujours, l'étouffent de respect.
Le forgeron est bien trop haut pour que Denys puisse l'atteindre d'où il se trouve. D'autre part, tirer sur les pieds ne rompra pas la corde ; et si l'âme est encore là, retenue prisonnière dans la gorge, elle risque de souffrir une lois encore. Il n'y a pas cent solutions, il faut couper le chanvre. Mais, s'il coupe, Christophe risque de chuter, et traiter ainsi les défunts ne saurait décemment se faire.
De la main, il appelle un des hommes qui approche, hésitant. Il lui montre le haut et, avec son index tendu, cisaille le vide avec ardeur : lui recevra le corps sur l'épaule, doucement. L'autre monte alors sur l'enclume, mais, malgré ses retenues, il est bien obligé de s'aider avec les vêtements de Christophe. Il s'accroche au mort et sort son couteau qu'il ouvre. Tous regardent, anxieux, des fois que le corps se détache du cou et que la tête reste seule prise dans le noeud.
Denys s'empresse de s'arc-bouter et tend les bras : "Vas-y...", crie-t-il. Puis il serre les dents et tend le dos craintivement, comme s'il s'attendait à y recevoir le plafond et toute la maison.
Le lien tranché, le corps tombe, aussitôt retenu par celui qui vient de le libérer et bien obligé de le garder un moment dans ses bras, tout comme s'il tenait absolument à l'embrasser. Enfin, il le laisse glisser sur le dos de Denys qui chancelle.
Cela décide les autres. Ensemble, ils se précipitent pour l'aider et ils ont la sensation de soulever un sac d'avoine dans lequel un farceur aurait mis de solides branches de chêne.
Avec soin ils l'étendent à terre, le remettant, par respect, dans toute sa longueur d'homme. Bien qu'allongé à leurs pieds, Christophe les domine encore tant il est long. Peu osent regarder son visage : une mauvaise image se fixe vite dans les pensées et risque de devenir l'instrument de tourments nocturnes.
Les mains de Denys s'attaquent aux noeuds. Le premier a glissé et s'est coincé sous les autres, contre la pomme d'Adam. Le garde a beau repousser l'épais cartilage qui, de son vivant, faisait la voix de Christophe, toujours ce noeud serre, s'acharnant à vouloir vaincre le forgeron même au-delà de la mort.
Il prend également soin de tenir ses doigts hors de portée de la bouche restée ouverte : les morsures d'un trépassé sont parfois venimeuses... sitôt sauté la barrière de la mort, chacun sait que les défunts changent de camp et haïssent les vivants. Cela a beau être une croyance de bonne femme, il doit y avoir du vrai, sinon pourquoi creuserait-on depuis toujours des fosses de cinq pieds de fond, et tasserait-on la terre sur les cercueils, sans omettre ces lourdes dalles de pierre... précaution des familles. Bien malin le mort qui parviendrait à sortir de là à l'aide de ses seules forces de mort.
Denys s'acharne, s'enhardit, ses ongles griffent la peau et il glisse deux doigts entre cou et corde. La tête de Christophe fait "non". Ses yeux éteints, vitreux, se saupoudrent de la fine poussière rousse qui est le tapis d'apparat de la forge.
On a l'impression que les deux hommes se sont battus sauvagement, et que l'issue du combat est inattendue, car Denys, le vainqueur, est vieux, maigrelet ; tandis que ce géant de Christophe, le vaincu, a mi-temps d'âge et triple poids de muscles.
Les noeuds finissent par céder. Denys retire la corde, la tend à bout de bras, puis l'enfonce dans sa poche tout en ayant cet air entendu voulant dire : "Plus tard... plus tard... j'en donnerai un bout à ceux qui voudront de la chance..."
Soudain, du seuil de la porte, entre forge et cuisine, la femme du forgeron, lourde de santé et grasse de vie, qui jusqu'alors a assisté muette, comme absente, à la dépendaison de son homme, demande, d'une voix trop claire pour une veuve, qu'on le transporte dans la chambre.
Etonnés, on se retourne pour la regarder comme si elle n'avait rien à voir avec le forgeron, allongé là dans la poussière. Personne n'aime la Christophe, car elle n'aime personne : ne rien semer, c'est ne rien récolter. Aussi n'ont-ils nulle envie de la consoler ou de l'aider à passer cette heure cruelle avec des gestes amicaux ou des mots qui déchagrinent. Elle ne montre aucune douleur, tout au plus un rien de surprise à trouver tant de monde là où son défunt travaillait solitaire.
Quatre gars empoignent Christophe qui, soulevé, se plie en son milieu. Les voilà portant, telle une simple bâche roulée, l'homme le plus fort des Brandes. La femme enlève de la porte son gros corps et les précède dans la chambre. On dirait qu'elle souffre déjà du désordre qu'ils ne vont pas manquer d'apporter dans la maison.
En passant le seuil de la cuisine, les porteurs de devant buttent contre la marche. Le forgeron a un violent soubresaut, à le croire ramené chez lui de force, en état d'ivresse et tourmenté par une envie de vomir.
Dans la chambre, la veuve s'affaire et retire le beau couvre-lit de soie verte. Pour elle, ces quatre-là , vont bien trop vite.
- - Attendez donc ! commande-t-elle, tout comme si on lui livrait un quelconque mannequin de Carnaval... mais attendez donc !...
- Elle range soigneusement le couvre-lit, le pose sur une chaise, et s'empresse d'essuyer le dos de Christophe à petits coups de plat de main. Toute cette rouille risque de salir les draps blancs qu'elle n'ose toutefois enlever sous les yeux qui la fixent.
- - Allez, maintenant vous pouvez, ordonne-t-elle enfin en frottant ses mains sur son tablier bleu.
- Lorsque le forgeron est allongé et qu'après sa dure mort verticale son corps commence à se reposer, chacun à tour de rôle, pour ne pas faillir à la tradition, passe devant la veuve et lui touche brièvement la main. Ils font cela pour la mémoire de Christophe et le respect de son trépas, mais en eux-mêmes ils plaignent bien plus le défunt que sa compagne insensible.
Une fois tous partis, deux vieilles voisines viennent besogner le forgeron. Adroitement, elles l'endimanchent, parlotant sur un tel ton triste qu'on croirait qu'elles récitent des prières, mais ce ne sont que des paroles de commères médisant sur la Christophe qui, ayant trouvé sans le vouloir des bougies neuves, hésite à les mettre sur le faux marbre des tables de chevet et les gêne par ses va-et-vient inutiles.
- - Il faudrait le raser tout de suite, piaille l'une d'elles, sinon demain la peau viendra avec le poil...
- D'abord, la veuve ne répond pas, puis elle tranche :
- - Non, laissons-le, il n'aimait pas que d'autres le raclent.
- Maintenant qu'elle semble prostrée, les femmes se figurent qu'enfin elle se décide à remuer un peu de tristesse et repense des souvenirs, ceux qui amènent des larmes, aussi épient-elles son visage, mais rien ne vient qu'un soupir de contrariété... Elle est seulement ennuyée par ce changement de condition. C'est là toute sa douleur.
Cette nuit-là aux Brandes chacun étouffe sous l'image de cette mort. Dans les pensées se glisse, tantôt flou au point de ne pas le croire, tantôt net à lui adresser la parole, le visage terrifiant de Christophe étranglé. Et ceux qui n'ont pas vu cette face morte l'imaginent pire encore. Pour eux, l'évocation prend forme de cauchemar et rien ne peut le chasser de leur sommeil.
- "Mais pourquoi donc Christophe s'est-il pendu ?..."
- Cette juste réflexion germe et se développe en bonne terre. On ne se pend pas parce qu'on a une femme inutile et indifférente. Non, alors ? Un gaillard tel que Christophe n'avait aucune raison de s'avouer vaincu devant la vie. Ses affaires marchaient ferme, il travaillait en maître et régnait dans sa profession sur des lieues à la ronde. Alors ?...
Et à mesure, de fil en aiguille, c'est ainsi que beaucoup veulent coûte que coûte trouver la cause si puissante qui a eu raison des muscles et de la volonté du forgeron des Brandes.
- "Oui, pourquoi Christophe s'est-il pendu ?"
- On ne se pend pas sans une vigoureuse raison comme l'on n'en cherche pas la cause dans ses pensées sans finalement en trouver une pire que les autres.
Ainsi le Mauvais, qui a bon dos, entre-t-il en scène.
C'est cela, braves gens... Dites un peu, croyez-vous que recevoir un don de l'enfer ne se paye pas un jour ? Croyez-vous l'acquérir en échange de rien, tel un simple cadeau ? Non, et se pendre doit être une des cent façons de payer.
Ainsi raisonnèrent certains, ce soir-là, aux Brandes.
Une fois passée la stupeur de cette fin brutale, un malaise s'installa en seigneur. Alors on se prit à repenser à l'homme fort, tel qu'on l'avait encore vu les jours d'avant, jambes bien plantées, un peu torses mais solides tels des pieux de soutènement ; buste épais avec, dedans, un souffle de taureau brassant sans cesse une carcasse enchevêtrée et renforcée de muscles.
Se retournant dans leur lit, beaucoup n'arrivent pas à chasser le perpétuel mouvement de leurs souvenirs et ne peuvent faire autrement que de subir cette scène, souventes fois renouvelée, au cours de laquelle Christophe s'approche d'un cheval malade tenu par son maître attentif...
... Ils ne peuvent se retenir de voir la chose tout comme si elle se passait encore là, au milieu de leur chambre sombre... Voir Christophe saisir d'une main la queue du cheval au plus près de sa source... voir Christophe serrer de ses doigts d'acier... voir onduler le panache de la bête encore un rien tranquille, ces longs crins en botte, luisants, chevelure de fille sauvage... voir Christophe serrer de plus en plus... voir le cheval prendre de l'inquiétude sous cette possession... voir se lever l'autre main de Christophe armée d'un coupe-choux effilé comme un rasoir... voir la bête deviner la menace et la proche douleur... voir se plisser les paupières de l'homme... sentir vous-même, simple témoin, votre coeur s'arrêter un bref instant... voir cette tranchure, incroyablement nette, laissant dans la main de Christophe le jaillissement de crins libres... Ah ! vingt dieux !... Alors voir Christophe reculer, brandir les crins et, dans le même instant, voir le cheval ruer, hennir, piaffer, chercher presque à s'envoler tout comme si le forgeron venait par son seul geste de trancher un invisible lien le retenant encore au sol... voir gicler le sang à flots, sortant comme par le robinet, brisé, d'un foudre de vin de Touraine... Et, sans un répit, sans une pitié, paupières closes, continuer à voir ce boucher de forgeron jeter au loin la queue morte, et simplement poser deux doigts sur la croupe du cheval fou de douleur, et aussi simplement qu'une caresse apaise l'enfant, chagrin, voir le calme revenir dans les flancs tourmentés...
Deux doigts, pas un de plus, mais glissant jusqu'au vif de la tranchure avec une lenteur voulue, étudiée et presque savante... et constater que la coulée de sang s'arrête net. Ensuite il cautérisait au fer rouge et ligaturait, mais là, c'était revenir à un acte commun.
Dame oui, ce Christophe a dû engager son âme pour obtenir un tel pouvoir et sa pendaison ne peut qu'en être le paiement.
Seulement, pourquoi aurait-il vendu son âme contre un secret ne profitant qu'à l'animal ? Seul un niais aurait pu accepter semblable marché et Christophe n'était pas homme à se vendre pour si peu. Non, il ne fallait pas s'attarder à des idées aussi saugrenues, d'autant plus qu'il était loin de posséder la puissance du redouté Jean-patte-de-loup.
... Mais attendez donc !... ce Jean-là n'avait-il pas été son grand-oncle, ou quelque chose d'approchant ? Le sang paye pour le sang et, en vérité, les fibres humaines d'un petit-neveu ne sont pas tellement éloignées de celles d'un grand-oncle... Attendez un peu...
Et voilà qu'il faut repartir dans une autre direction, féconder à nouveau de méchantes évocations et on a beau se retourner, son lit devient plus fatigant qu'une tâche ingrate. A chaque tour, vous voilà nez à nez avec une vilaine image, et, en même temps, il faut repousser sa compagne qui ne dort pas non plus et se colle à vous, chaude tel un oeuf juste pondu, mais frissonnante d'inquiétude.
Alors, vous partez aux trousses de ce Jean-patte-de-loup, de ce damné qui va vous faire avoir les suées, tout comme si vous visitiez les enfers. En avant donc, mon gars... revois maintenant ce Jean dont le souvenir, à la fois très proche et si lointain, déroute au point que l'homme semble avoir toujours existé de par la nuit des temps, au point même que l'on a fini par confondre l'humain et la mâle bête. Ce n'était ni l'un ni l'autre, ce Jean-là... mais pire, car c'était tout et rien. De plus, n'avait-il pas juré de frapper à malheur, après sa mort, tous les mâles des Brandes ?...
Un jour, très loin, son souvenir ne sera sans doute plus que sujet à racontars, mais ce jour-là n'est hélas ! pas pour demain. En attendant, ses menaces ont solidement pris racines dans toutes les mémoires.
- Adèle, murmure Gentil, tu dors déjà ?
- Non...
- A quoi tu penses ?
- A rien...
- Et, pour mieux montrer qu'elle ne pense à rien, la femme veut à toute force parler d'autre chose que de ce "rien" la tenant recroquevillée contre son homme qui se maudit alors d'avoir non seulement réveillé le souvenir meurtrissant de Jean-patte-de-loup, mais, de surcroît, la langue de sa compagne.
Comme de juste, elle mâche tant de craintes que Gentil l'oblige à se taire, car il redoute subitement d'être entraîné plus loin, dans d'autres peurs plus redoutables encore.
... L'ombre de Jean-patte-de-loup plane toujours sur le pays, plus ou moins épaisse, mais, pour l'heure, on la devine plus menaçante que jamais. Ce n'était pas un farceur cet homme-là, ni un monteur de cou, mais bel et bien un marqué de l'enfer.
Et Gentil se retourne et sa femme l'imite et les voilà de nouveau l'un contre l'autre, ne faisant plus qu'un.
... Cette façon de vous regarder !... Ses pupilles, d'un jaune soufre lumineux, étaient fendues en hauteur d'un trait noir : des yeux de fauve... Lorsqu'il ouvrait subitement les paupières, son regard frappait le vôtre avec tant de vigueur que l'on en ressentait comme un coup de serpe... C'était douleur... Oui, le grand-oncle de Christophe n'avait pas été un humain ordinaire. Gentil a soudain besoin de s'entendre vivre :
- - Tiens, l'Adèle, dit-il, oppressé, voilà que je pense à ce Jean, tu sais celui qui...
- Il n'ose plus partager sa pensée.
- - Ah !... répond bêtement l'Adèle, et duquel Jean que tu veux causer ?
- Elle fait exprès d'abêtir ses mots parce qu'elle non plus, n'ose avouer que depuis un moment elle voit Jean-patte-de-loup emporter bébé-Christophe dans les bois de la Vieille-Morte afin de l'offrir aux puissants de ce monde qui, chacun le sait, tiennent là sabbat. Elle n'ose avouer qu'elle vient juste de penser que la force du forgeron ne pouvait être qu'un don rapporté des bois maudits et acquis par l'entreprise de l'oncle marqué.
- - Duquel Jean tu veux donc causer ? répète-t-elle en s'obligeant à bâiller.
- De personne, répond alors Gentil en raclant sa voix éraillée par la gêne.
- Quiconque évoque Jean-patte-de-loup provoque la peur. C'en est le plus sûr moyen. Ecoutez, mes amis : vouloir penser à lui est grande témérité, c'est déclencher la frayeur sans avoir la certitude de réussir à l'endiguer. Dans ce cas, si on commet cette fanfaronnade, mieux vaut se lever, quitter son lit tout de suite et allumer plusieurs lampes afin de sortir de l'ombre le plus petit coin de sa chambre... Mieux, boire un coup de blanche aussi raide que possible, puis s'efforcer de chanter avec coeur. Rien d'autre ne saurait disperser la peur de Jean-patte-de-loup et, si vous voulez me croire, suivez mon conseil à la lettre.
Mais vis-à-vis de sa femme qui lui demande si sottement duquel Jean il s'agit, Gentil ne veut pas paraître couard. De son côté, elle non plus ne tient pas à être moquée par son homme qui ne parle de personne.
Alors, malgré eux, s'amorce une nuit de Jean-patte-de-loup...
... Pour bien imaginer une de ces nuits-là, il suffit d'en choisir une bien noire, étale et trouble, d'entre les lunaisons... une nuit en eau de mare, surtout débarrassée de ces brassées de vent orgueilleux qui oblige l'oreille à ne s'intéresser qu'à lui. Il ne faut rien d'autre que ce silence de cristal, issu des autres silences, et seul capable de faire fibrer la nuit secrète au point d'entrouvrir une des portes de l'au-delà.
Recréer une telle nuit c'est penser que, longeant une haie d'un pas hésitant, on est obligé de marquer des temps d'arrêt afin de s'expliquer coûte que coûte d'inexplicables silences... les uns agressifs, les autres doux - car il est des silences de toutes sortes : solides ou mous, tranchants ou enveloppants -, s'arrêter si souvent que le coeur finit par battre comme si vous veniez de courir alors que vous allez à pas comptés. Et soudain, ce froissement de feuilles mortes ?... C'est à votre imagination de jouer. Elle amplifie, déforme les bruits et fausse toute interprétation : le saut de l'insecte donne à penser à la fuite du lézard et fait sourire ; la fuite du lézard fait penser au serpent et vous recule vivement ; le coulement du serpent offre d'imaginer le renard s'esquivant en souplesse et vous prive d'une gorgée de souffle. Si, vraiment, c'est le passage du renard, on ne peut que croire au sanglier et penser à de vilains coups de groin. Mais, par la tripe des maudits, si c'est un sanglier, on ne peut s'empêcher de frémir dans son entier et, secoué par le frisson d'angoisse, penser immédiatement à Jean-patte-de-loup.
Aussi s'enfuit-on, heurtant les arbres, saisi par les basses branches qui, changées en doigts et griffes, accrochent vos vêtements au passage. On chute dans un fossé paraissant tombeau, on crée soi-même un tel bruit que l'on se bouleverse doublement, demandant déjà pardon d'être venu provoquer et narguer une nuit de Jean-patte-de-loup.
Haletant au fond du fossé, creusé juste à la forme de votre corps, vous préférez mourir, recevoir sur vous terre et pierres plutôt que de voir ce Jean. Mais un significatif bruit de pieds nus fait vibrer le sol... Le maudit passe au bord de votre fosse ouverte... Son bâton magique aide sa marche rapide : un bâton enfilé dans une patte de loup qui marque profondément la terre de ses griffes mortes.
Le lendemain, l'aube dévoilera dans la terre molle de la sente les empreintes de son passage: deux pieds humains et les griffes d'une seule patte de loup. Pour ceux n'ayant jamais entendu parler de cet homme étrange, maître d'une pleine tête de secrets et de pouvoirs, ce seront là d'incroyables traces : mi d'homme, mi de bête... Et qui pourrait affirmer le contraire ?
Le grand-oncle de Christophe est ainsi condamné à errer dans ces trop silencieuses nuits de Sologne... Ah ! s'il n'avait pas, de son vivant, accepté le don de tout guérir et surtout celui de se faire l'ami des loups, rien de mal ne serait arrivé, et sans doute Christophe n'aurait jamais eu à payer la dette familiale en vidant sa bourse de peau et de muscles pour offrir au Diable jusqu'à son dernier liard de souffle. Heureusement qu'il n'avait pas d'enfant ce Christophe malchanceux. Voyez-vous qu'il y ait encore eu des intérêts à verser au maître du mal ?.,.
- Tu penses toujours à ce Jean ? murmure Adèle.
- Gentil se redresse brusquement. La question a roulé bruyamment et rebondit dans son inquiétude avivée.
- - Ah ! bon sang ! jure-t-il, d'une voix blanche, tu viens de me réveiller... je dormais si bien.
- Dis, Christophe, pourquoi il a fait ça ?
- Est-ce que je sais moi, grogne-t-il en se rajustant contre elle, tu ne crois pas que je vais perdre mon sommeil en pensant à lui... laisse-moi tranquille, il a fait ce qu'il a voulu... nous n'avons rien à voir là-dedans...
- Pour sûr, mais dis donc ?
- Quoi encore ?
- Tu trouves pas qu'il travaillait finement ?
- Euh !...
- C'est pas donné à tout le monde de mater le fer aussi adroitement... des fois que ?...
- Maintenant Gentil veut entendre dire ce que lui-même pense.
- - Des fois que quoi ?... mais bon sang raconte, au lieu de faire tourner comme ça tes mots en rond...
- Est-ce que je sais, moi ?... des fois que ça vienne pas de lui cette facilité, mais de plus avant...
- Tu voudrais dire de plus loin que lui ?
- Gentil se sent si bien déchargé de sa part de fardeau qu'il raille Adèle avec contentement :
- - Ecoute, tu racontes des sornettes... je ne sais pas où tu vas trouver toutes ces imaginations, mais bientôt tu vas me dire que Christophe était damné, et qu'il a rendu son âme à celui qui l'avait doué... Bah ! si c'est ça, tu ferais mieux de dormir... C'est tout comme si tu voulais absolument que la Benette, elle se mette à expliquer sensément le vide qui lui pèse dans la tête.
- La nuit écume enfin des pointes de jour qui pénètrent la chair légère du brouillard et l'aube porte au flanc un grand trou silencieux dans lequel la vie peine à reprendre. Alors ceux des Brandes qui, de coutume, se nourrissent l'oreille avec les échos du labeur des autres, sentent combien le travail de Christophe avait pris l'habitude en eux et était nécessaire au rythme quotidien. Avec intensité, le chant de l'enclume manque au réveil du village.
De toute évidence la musique du labeur collectif ne bat plus juste. La scie de Didier, le charpentier, racle à contretemps sur les battements de marteau de Vairon, le menuisier ; les grincements des chaînes de puits tintent à vide et même les gémissements des charrettes paraissent bruits insolites... A croire que Christophe était un fier chef bruiteur donnant le ton à tous, obligeant chacun à prendre cadence sur ses tintements harmonieux... Bing... un coup sourd pour le fer rouge et aussitôt trois retombées de masse froide pour l'enclume afin de ne pas perdre la main pendant le changement de face du métal pétri. Et, vaille que vaille, un nouveau coup sourd... trois sautillements clairets... ainsi de suite sans cesse, au point qu'il arrivait parfois, au moment des vides, que les proches voisins de la l'orge, ne pouvant se retenir de compter la mesure des coups sourds prolongés par les sautillements d'entre, continuent seuls et restent tout bêtes sur un brusque silence.
Lorsqu'il faisait froid, le chant de la masse vous réchauffait ; chaud, il vous rafraîchissait... si bien que c'était pure merveille de croire en son pouvoir. Et combien, enveloppés dans le brouillard égarant, se sont laissé ramener par l'oreille grâce aux appels sonores du labeur de Christophe...
Oui, ce matin tout perd l'équilibre parce qu'un homme ne peut plus battre la mesure des bruits perdus, allongé qu'il est, déjà glacé de la tête aux pieds, portant autour du cou la fine violassure de ce macabre collier de peau meurtrie, ornement de sa mort.
En clouant le cercueil, Vairon répand le chant du bois sec. Il compose des bruits creux que chacun peut entendre et qui aident à imaginer la forme du dernier lit de Christophe que l'on jettera demain dans la terre vorace déjà mise en appétit par le trou qu'amorce Denys, l'homme à tout faire des Brandes. Les clous pénètrent à grands coups dans les planches de chêne et, au nom de tous les bruits du village, le menuisier rend sans le savoir hommage au forgeron.
Afin d'entrer commodément chez la Christophe, Roc est obligé de baisser la tête. La porte est basse, trop large - une ouverture taillée sans doute pour des hommes-tonneaux, voulue à la forme du commun des mortels et non pour un gaillard aussi dégingandé que celui-ci.
Il se courbe par force juste pour passer sous la solive sans la heurter du chef mais, sitôt dans la salle, il se redresse. Deux femmes se trouvent là, tassées sur leur chaise et couvant plus d'ennui que de tristesse.
Ne s'encombrant pas de manières, rejetant de droite et de gauche sa pèlerine qui le noie jusqu'aux genoux, il s'adresse à la veuve... - chose étrange, il ne la connaît nullement et pourtant il la devine sans se tromper...
- - Présentement, dit-il, vous voilà seule avec une forge inutile...
- Le moment de surprise passé, la Christophe se lève et, avec des gestes qu'elle veut plein de ses droits, s'approche vivement de lui.
- - oui, répond-elle, méfiante, mais qui êtes-vous donc ?... on ne vous a jamais vu dans le pays ?...
- Roc a un sourire qu'il désire sans doute sourire, mais qui est tout en menace, si bien que la femme se recule et que l'autre, pour les laisser seuls, tous les deux, face à face, s'empresse de retourner veiller le défunt gisant dans la pièce voisine.
Fixant la veuve, Roc jauge ce corps lourd et s'attarde sur ce visage où les années se lisent en rides, comme on lit sur sa tranche l'âge de l'arbre scié. Mais il n'y a point le masque de la douleur qui, elle, est saillante et non fanée. La Christophe lui arrive à peine au coude, aussi, ne voulant se pencher vers elle, il se recule afin de la prendre en entier dans un seul regard.
- - Je suis forgeron, dit-il sur un ton dur, convenant mieux au genre de caractère qu'il vient de lire en elle.
- Sa voix est forte, trop pour la maison d'un mort ; ses yeux, des tisons enchâssés... Par le ton et l'oeil, il parvient à réveiller une rougeur de gêne sur les joues incolores de la veuve tout de suite dominée et quasiment mise à nu par cette homme autoritaire.
- - Je pense qu'à présent, continue-t-il, vous n'allez pas vous-même tirer le soufflet et lever la masse ?...
- Son sourire froid fige ses lèvres et ses pommettes saillent, cachant à demi ses yeux sombres. Il reste ainsi, dans l'attente d'une réponse qu'il provoque avec sûreté.
Ayant, d'un bref mouvement de tête, quêté l'approbation de l'autre femme revenue profiter d'une aubaine pour sa curiosité, la Christophe répond enfin :
- - Sûr que non... n'est-ce pas, voisine ?
- Pour ne pas lui déplaire, celle-ci lâche un rire grêle et aigu qui se répand sèchement dans la pièce tel un flot de coquilles vides. Agacé, Roc tend le menton vers elle et la frappe de mots.
- - Femme, si vous avez quelque droit sur le bien du défunt, approchez et participez ouvertement sinon allez tourner votre crécelle ailleurs avant qu'elle ne vous étouffe à jamais...
- Le propos prenant forme de mauvais sort oblige la malheureuse, qui n'a pourtant pas pensé à mal, à fuir sur-le-champ.
Maintenant qu'ils sont seuls, Roc glisse sa main dans une de ses poches.
- - Il faut vous trouver un successeur sans perdre de temps, dit-il.
- Et il commence à remuer un clair bruit d'or.
La veuve ne s'y trompe pas d'un quart de son, et cela coupe net ses dernières retenues.
- - Pour sûr, dit-elle d'une voix brillante et avivée, pour sûr que je ne serai jamais assez forte... A-t-on vu une femme vouloir coûte que coûte tirer le soufflet et lever la masse parce que son homme le faisait de son vivant ?
- Et elle se loge le plus possible dans le regard de l'inconnu, lequel, à présent, lui fait du bien. Elle a si peur qu'un silence trop long vienne obstruer ses intentions à peine déguisées qu'elle le prend à témoin.
- - N'est-ce pas ? quelle femme pourrait lever un tel outil ?...
- Roc hoche la tête, jetant vers la Christophe une gerbe de pétillements issue de ses yeux, et continue à faire sortir de sa poche ce murmure de l'or qui met la femme en appétit croissant.
- - J'ai là, dit-il enfin, de quoi vous enlever tous soucis.
- Vous avez beaucoup ?
- Malgré elle, les mots bondissent hors de sa bouche. On dirait qu'ils veulent tout de suite mordre et faire lâcher prise à la main cachée de Roc...
- - Ce que vous voudrez...
- Mais, avant de continuer, il prend plaisir à bastonner la femme avec le manche d'un long temps qu'il change en trique.
- - ... Vous avez dû y penser plus d'une fois, cette nuit... et avant aussi... et sans doute depuis toujours ?...
- Euh !... euh !... ne sait-elle que répondre, devinée et mise à vif.
- Elle comprend nettement que, malgré la générosité agitée par cette main, il va falloir passer par la volonté de cet autre dont le sourire l'inquiète et la trouble.
- - Combien?... combien croyez-vous que tout ça vaut ?...
- Et, dans un geste circulaire, son bras se dresse, généreux, donnant à "tout ça" le meilleur relief possible.
D'amples mouvements taillent sans retenue en plein dans le bien de Christophe. Mais, tout de même, en passant devant la porte entrouverte de la chambre, où la dépouille du forgeron s'habitue au sombre de l'éternel, la main marque un bref arrêt. Alors, rapidement, la veuve va fermer le battant. Son visage montre une vive inquiétude, à croire qu'elle redoute de voir défunt Christophe se relever et venir lui crier un "non" menaçant et terrifiant, comme seuls en sont capables les morts provoqués.
Roc sourit toujours tandis que les pièces tintent, aguichantes, sous ses doigts agiles.
"Sûr qu'il doit en avoir plein sa poche", pense la femme revenue à la réalité dorée du moment.
- - Allez... votre prix ? souffle-t-elle, à bout, comme désireuse d'en finir avec une sentence... allez, on s'arrangera au mieux... vous aurez la forge et la maison... j'irai vivre chez ma soeur à Aubigny... je vous laisserai toute la place... toute, seulement, dites ?...
- Lentement Roc sort la main qui caresse si bien la cupidité torturée de la veuve et montre un plein creux de jaunets brillants. Afin de s'assurer qu'elle ne rêve pas debout, elle demande aussitôt à toucher.
Il tend sa main vers elle, et ce sourire, qui pourtant la mortifie, ne l'empêche pas de s'approcher pour saisir une des pièces. "1900", lit-elle. Elle est de l'année et si chaude qu'elle la suppose du jour même... Qui sait ? d'il y a peut-être une heure... Aussi dévisage-t-elle craintivement l'inconnu.
Ayant de nouveau fixé la porte derrière laquelle gît son homme bien mort, elle prend les louis à vives pincées et les compte en tremblant. Elle compte, recompte et ses yeux, qu'elle rend suppliants, guignent vers l'homme tendu en hauteur : "Encore un peu... un tout petit peu...", leur fait-elle quémander, comme s'ils pouvaient facilement fondre ce regard plus dur que l'enclume de la forge proche.
Lorsque sa main se trouve vidée pour la cinquième fois, Roc la garde ouverte sous le nez de la Christophe afin de bien lui faire comprendre que là se trouvait juste son prix, pas plus. La femme serre les louis neufs dans la poche de son tablier comme si elle y retenait prisonnier un oiseau rare. Pour rien au monde elle ne le laisserait envoler.
Le sourire qui était toute la vie apparente de Roc s'est retiré de son visage. Et, lorsque sa voix revient, elle tranche ras sur la langue de la veuve l'expression d'une ultime espérance.
- - Dès que votre homme sera mis en terre, je ne veux plus vous voir ici...
- Voilà ce qu'il dit en quinze coups de faux.
- - Il y sera, promet-elle avec une sorte d'acquiescement donnant à penser qu'il n'avait jamais jusqu'ici été question de l'y mettre... il y sera vivement et vous ne me reverrez plus...
- Il lui demanderait d'aider Denys à creuser la fosse avec ses ongles qu'elle le ferait aussitôt, tant elle désire ne pas lui déplaire.
- - Parfait, acquiesce-t-il, à présent je vais voir cette forge que vous m'avez vendue deux fois son prix...
- Et comme, obséquieuse, elle s'empresse afin de lui montrer le chemin, il ajoute sèchement :
- - Je n'ai besoin de personne... j'irai seul...
- Le contenu de sa poche ratatine tellement la curiosité de la Christophe qu'elle ne songe même pas à lui demander qui il est.
Dans la forge, Roc aspire longuement et ramène à lui les senteurs déjà refroidies depuis la mort de Christophe. Il s'y prend presque de façon gloutonne et, un long moment, s'en délecte.
L'enclume flotte sur la grisaille noyant le sol. La nuit a laissé du rêve terne et le jour paresseux le dissipe à contrecoeur. Sur l'établi, les outils dressent leur manche de bois à la peau lissée et adoucie par les rudes frottements de la main calleuse de Christophe. On dirait, jetés pêle-mêle sur un maître-autel abandonné, d'antiques cierges de cire jaune, éteints.
Les pieds de Roc trouvent ce que ses yeux ne distinguent pas. Au son qu'il réveille, l'inventaire s'effectue de lui-même : là, les pinces, les tenailles... un davier, un devers... Parfait, il a acheté au prix voulu ce bien habitué à un maître actif et ne demandant qu'à revivre entre les mains d'un semblable meneur, et Roc sait son adresse en la matière.
A cette pensée le sourire, dont a souffert tout à l'heure la femme, modèle un instant ses traits et lui chauffe le visage. Sa joie est une flambée de fagots secs.
Continuant sa visite, il n'a pas un regard vers le bout de corde qui pend encore à cette solive choisie par Christophe, cap entre sa vie et sa mort. Rejetant sur ses épaules les pans inertes de sa vaste pèlerine, Roc s'empare d'une des masses. Il serre le manche froid et soupèse autant l'outil que sa propre force. En deux frappées sur l'enclume il tire un juste chant : avec ce poing de fer il pourra étaler en quarante coups une barre de la grosseur de son mollet. Il frappe encore une fois, en puissance, montrant à l'outil quel est son nouveau maître. Et il mène la chose avec tant d'allant qu'il tire de l'enclume un son proche de la douleur.
- - Oh !... lâche soudain, derrière lui, une petite voix effrayée.
- Il se croyait seul - de cela il en était certain, et jamais personne n'a encore réussi à le surprendre à ce point... -, cette femme l'a donc suivi à son insu... Comment s'y est-elle prise pour tromper ce don qu'il a de tout savoir ? Il se retourne d'un tout, mais ne voit rien.
Seul un souffle léger, un peu haletant, lui parvient. Là, dans le coin du foyer éteint, sous la hotte, cette forme claire !...
- - Eh !... fait-il, surpris.
- Se levant, s'animant, une silhouette menue vient vers lui avec lenteur.
C'est une fille.
Sa gaucherie, son frêle corps d'adolescente vêtu d'un lainage paille, donnent à penser plus à un jouet articulé, maladroitement paré, qu'à un être vivant. Le petit jour aigrelet polit sa peau mais ne peut ternir la blondeur irradiante de ses longs cheveux plaqués, sertissant son visage tout encore à l'enfance. Elle ne doit pas avoir plus de seize ans.
Maintenant qu'elle est près de lui il peut lire ce calme emplissant ses yeux jusqu'à ras bords et qui le déconcerte. Il suit un chemin bleuté, sans fin, sans limite. Il s'y engage, s'y laisse prendre et, malgré lui, avance sans pouvoir se retenir d'aller... S'il continue ainsi son inébranlable volonté risque de s'y rompre.
Fermant violemment les paupières, il s'empresse de détourner la tête car il redoute soudain qu'elle ne voie, avec ce regard trop grand, ce qui est en lui et au-delà de lui... En un mot, Qui il est.
Trouvant enfin ses craintes absurdes, mais restant en alerte, Roc se raccroche aux seuls traits de la fille. Ils sont sobres, simples... si sobres et si simples qu'ils lui font un visage tout en douceur, tout en pureté, tels ceux amoureusement oeuvrés par ces sculpteurs du Moyen Age n'arrivant pas à se lasser de passer et de repasser la ponce sur les arrondis au point de réussir à les empreindre de leur propre résignation, à devoir les abandonner au gré des siècles rongeurs.
Ces formes lisses et douces ramènent Roc vers les pupilles immenses qui emprisonnent l'espace tout entier et le troublent... Lui !...
Il parle enfin, projetant chaque syllabe vers la fille comme s'il voulait briser le miroir de ses yeux vides contre lequel son propre regard s'émousse.
- - Que fais-tu ici ?
- La fine ourlure des lèvres de l'adolescente reste close, mais brusquement ses pupilles s'agrandissent et cherchent à s'exprimer en modifiant leur couleur, faisant ainsi briller des mots qu'elle ne peut sans doute dire autrement. Puis elle retourne s'agenouiller près du foyer mort. Ses gestes sont à présent déliés, souples, presque gracieux... Ils mettent du contentement dans les sens de Roc qui s'empresse d'en dompter la violence.
Posant son menton sur le rebord de briques, elle reste ainsi face aux charbons éteints. Roc comprend qu'elle a repris une longue et patiente attente qui lui est familière. Troublé, il la rejoint, et malgré lui, pose sa main sur son épaule, là où elle est nue. L'os est mince, la chair douce, tiède. Il capte tout de suite un bref frisson, semblable à celui naissant dans la chair d'un animal sauvage surpris par une inhabituelle caresse.
Elle ne se retourne pas - et Roc préfère qu'il en soit ainsi. Son regard perdu erre sur les charbons éteints que l'homme fixe bientôt, lui aussi. Alors, vibrante, lui vient l'envie de les voir éclater en braises incandescentes.
Jetant une poignée de petit bois sec, le traiteur de fer venu d'ailleurs l'allume d'un geste aisé, surprenant. Il a juste voulu flamme et braise que déjà l'une et l'autre s'y trouvent par enchantement. De ternes, les cailloux à feu se font couleur et crépitent.
Dès les premières soufflées, le feu assaille la pénombre et la dévore en quelques bouchées. La fille relève la tête et plaque ses longs doigts fins sur ses lèvres, comme pour retenir un gémissement. Roc voit qu'elle a envie de gémir, non de crier, et il continue de l'observer tout en maniant lentement la chaîne grinçante du soufflet dont les flancs obèses débordent et s'essoufflent.
Passe un envol de scintillements dans le regard perdu qui, tout à l'heure, a tenté de le piéger. L'air qu'envoie Roc sur les charbons avive également à même cadence les yeux de la fille. Mais ce n'est que le reflet des braises mordues à vif...
Voulant montrer sa force sur le feu, Roc entreprend de gonfler les flammes. Pour cela, il projette avec tant de puissance son propre souffle sur leurs racines mouvantes que c'en est sortilège. Mais la fille n'a que deux mots :
- - Merci... Christophe...
- Elle les dit simplement avec une calme conviction, tout comme si, en vérité, elle s'adressait au défunt forgeron.
Le rire de Roc fuse... lui qui a craint quelque malignerie de cette enfant incapable de reconnaître !...
- - Je ne suis pas Christophe, mais Roc... Roc...
- Roc... répond-elle, sans le moindre étonnement.
- Oui... Roc.
- Mais... Christophe... fait... feu...
- Roc aussi, et mieux encore... il n'a pas son pareil.
- Ah !...
- Puis, sans cesser de se repaître des flammes, mais soudain inquiète :
- - Où ?... Christophe...
- A ce moment, la porte de la forge jette son grincement. La Christophe se montre dans l'entrebâillement mais reste immobile sur le seuil. Elle craint trop de recevoir encore un mauvais sourire de l'inconnu, seulement elle a entendu le bruit du soufflet et désire voir la forge marcher sans son défunt afin de remplacer dans sa tête une vieille image par une nouvelle.
Apercevant la fille, elle s'empresse de venir la secouer sans ménagement et la traite comme un sac vide qu'on dépoussière. Roc voit se libérer toute la méchanceté de cette femme qu'il a assagie tout à l'heure à coups de louis d'or, et, de ces deux femelles-là, il préfère encore l'autre, malgré le vague de son regard. Il repousse alors si durement la veuve qu'elle en reste stupide, les mains à plat sur son tablier bleu.
- - Vous... vous ne savez pas qui c'est ? parvient-elle à dire, étonnée par la réaction de celui vis-à-vis duquel elle n'a eu, en voulant chasser cette visiteuse embarrassante, que désir de bien servir.
- Ce n'est assurément pas votre fille...
- Mon Dieu, gémit la femme en levant les yeux au ciel... préservez-moi d'un tel malheur...
- A ces mots, Roc ne peut maîtriser un violent haut-le-corps, à croire qu'une douleur vient de le traverser de part en part.
- - Taisez-vous, femme, menace-t-il sourdement, allez prier ailleurs qu'ici...
- Mais !... c'est la Benette... reprend-elle, véhémente, sur un ton de mise en garde, vous ne voyez donc pas qu'elle est demeurée... sa tête est vide... vide... elle est folle, et avec les folles faut se méfier... Chassez-la sans attendre...
- Elle se frappe durement le front à plusieurs reprises au risque de s'y creuser un trou de folie, et, se tournant vers la fille, lui lance :
- - Tu vas t'en aller tout de suite, je t'ai déjà dit de retourner d'où tu venais... ce n'est pas ta place ici... allez... va... toi... partir... hop... hop...
- La Benette reste dans sa douce indifférence. A présent que le feu n'attise plus ses yeux, elle montre à nouveau tout ce vide qui pèse tant sur la langue de la veuve.
Cette attitude donne raison à la femme qui s'y attelle et tire, tire.
- - ... Vous voyez... un jour elle fera du mal... Je le disais à mon défunt... il n'a jamais voulu m'écouter... qui sait si cette folle n'est pas cause ?...
- Pendant qu'elle jacasse, Roc prend la petite main qui, aussi, cherche la sienne. Des étincelles reviennent dans le regard perdu et le constellent. Cela rassure l'homme.
- - Benette... Benette... tu as un joli nom...
- Mais il a la sensation de parler à rien.
- - Christophe ?... interroge-t-elle soudain, en griffant la main de Roc.
- Il est parti Christophe, dit Roc.
- La veuve montre du doigt le bout de corde dépassant de la solive, juste au-dessus de l'enclume qui a été l'ultime marche solide piétinée par Christophe.
- - Il est parti par là mon homme...
- Sa voix n'est même pas mouillée ; son geste nullement fêlé de regrets.
- - Ouais... hier il a quitté ce monde par ce bout de corde...
- Avec son regard immense, la Benette saisit ce si petit morceau de chanvre par où est parti cet homme si fort.
- - Revenir... par là ?... demande-t-elle, en baissant la tête.
- On ne peut pas revenir quand on est mort, jette la veuve avec aigreur, ce serait trop facile...
- Ah !... murmure la Benette.
- Elle amorce un sourire, mais ses paupières se ferment, faisant s'échapper quelques larmes qu'elle laisse s'user sur ses joues fraîches.
Chiche du moindre émoi, la Christophe lève encore une fois les yeux vers la corde tranchée, puis, sans un mot, s'éloigne.
Bien surpris sont ceux qui, ce soir-là, s'attardant avec compassion devant la forge, en voient soudain surgir cet inconnu tout en saillances dont les pans de pèlerine battent mollement l'espace comme des ailes mortes.
Une semaine à peine après la mise en terre de Christophe, arrive, venant par la route de Brinon, un tilbury à la course fougueuse, bringuebalant sur ses ressorts en pattes de sauterelles. La voiture est fermée par une bâche grise ajustée tant bien que mal. L'homme qui conduit, assis devant, prend le froid de plein fouet mais paraît s'en moquer.
Lorsque, à l'entrée du bourg, il arrête le cheval écumant, on peut voir que c'est un monsieur de la ville ou de quelque château éloigné, mais personne ne reconnaît son visage et encore moins sa vêture d'une mode nouvelle ou très ancienne, en tout cas inconnue aux Brandes. Un vaste carrick de lainage parme ajoute à on aisance et de fins gants à la peau rousse disent son rang. Quant à ce feutre vert, il attire surtout l'oeil par une singulière touffe de longs poils fauves enfoncés sur le côté de façon si cocasse qu'il paraît être une farce faite à l'insu du monsieur. Mais personne n'ose en sourire.
Brusquement, sur un ton de maître, il "demande" à la cantonade où se trouve le sieur Roc. Renseigné, il fouette sec son cheval, qui, dans son élan, manque d'arracher les brancards. Contournant l'église, le tilbury s'engage tout droit entre les gros tilleuls et finit sa course juste devant la forge.
Ne pas s'approcher serait ne pas être curieux, et aux Brandes, comme ailleurs, curiosité est nécessité. On voit le monsieur sauter hâtivement à terre et jeter son fouet sur la banquette qu'il vient de quitter. Il se détend d'une remontée d'épaules qui met en valeur son allure d'autant plus seigneuriale qu'il est botté de cuir noir jusqu'aux genoux.
Sans perdre plus de temps, il écarte la bâche et saisit une boule de linges blancs qu'on lui tend avec précaution de l'intérieur. Puis une belle dame tout en fourrure sort du tilbury, majestueuse, mais grandement triste. Un vaste chapeau compliqué de rubans et des bottillons à fins talons achèvent d'établir les curieux.
Ne prenant pas garde aux flaques de boue qui les souillent, les arrivants s'empressent vers la forge, dont la porte, malgré tout ce bruit, reste fermée. Alors on peut entendre les pleurs de douleurs d'un enfant.
Que vient donc faire dans une si modeste forge de village ce couple appartenant à un monde si différent de celui des mateurs de fer ? Chacun s'interroge et les plus hardis s'empressent d'aller coller l'oeil aux défauts de la bâtisse, là où les écartures d'entre briques et bois se font complices des indiscrétions. Et ce que leurs yeux dérobent leur en dévoile long sur ce nouveau forgeron bien plus sauvage que défunt Christophe.
A la vue des visiteurs, Roc ne montre nulle surprise et encore moins politesse. L'air de dehors risquant d'entamer et de fondre la chaleur du dedans, il va tout d'abord refermer la porte qu'ils ont, dans leur précipitation, laissée ouverte. Ensuite, il retourne satisfaire l'appétit du foyer vorace. En un mot, il agit tout comme s'il se trouvait présentement encore seul.
Décontenancé, le monsieur comprend qu'il lui faudra parler avec des mots condescendants. On lui a dépeint un simple forgeron de campagne et il trouve un seigneur de forge.
- - Monsieur... commence-t-il avec une politesse trop voulue qui irrite Roc.
- Il est interrompu par un plus violent cri de l'enfant enlingé qu'il tient toujours serré dans ses bras. Ce cri le pousse à aller droit au but.
- - ... Monsieur, notre fils a des convulsions... nous avons tout essayé... la science est incapable de le guérir, mais vous, vous pouvez... on nous l'a dit... vous êtes notre dernier espoir... nous paierons largement...
- Ses paroles sont maintenant veinées d'une sourde douleur. La dame qui, elle, n'est qu'inquiétude, chagrin et espoir, mord son fin mouchoir de batiste. Devant le silence de Roc, elle ne peut retenir un élan qui la porte vers lui et pose sa main gantée de dentelles sur le puissant bras nu, gras de suie.
- - Je vous en prie, supplie-t-elle, sauvez-le, nous vous donnerons autant d'argent que vous nous en demanderez...
- Et elle est bien près de se jeter sans pudeur aux pieds de cet homme qui semble ne rien entendre.
Enfin Roc repousse la femme, enlève son vaste tablier de cuir souple et, avec, essuie le dessus de l'enclume, chassant ces morceaux de peau grise qui sont l'écorce du fer. Ensuite, il s'adresse au père :
- - Je n'accepte jamais d'argent, dit-il d'une voix en cisaille... mais, pour mon seul plaisir, je veux être le parrain de cet enfant...
- Puis, d'un sourire glacé, il balaye l'espoir de ces gens.
- - ... Evidemment., si je le sauve...Ils ne comprennent pas l'intérêt d'un tel marché, mais l'homme pense : "... d'abord la guérison de mon fils, ensuite nous verrons pour ce parrainage bancal... il ne faut pas contrarier ce forgeron dont on vante les multiples et infaillibles pouvoirs...". Et il tend l'enfant à Roc.
- Je prends l'engagement, dit-il, et puisque cette formule vous convient, ne perdons plus de temps, guérissez-le.
- Seulement, Roc, qui a lu ses pensées, sort un papier de sa poche et le tend vivement, lui jetant presque à la face.
- - ... Signez d'abord ici...
- Embarrassé par la demande impérative du forgeron qui lui coupe toute retraite, il a un geste d'impuissance vers sa femme...
- - Soit, acquiesce-t-il.
- Roc empoigne l'enfant tourmenté et l'homme signe. On jurerait qu'ils viennent de conclure un marché.
Maintenant, le forgeron, auquel ce terme de "monsieur" va si bien malgré sa chemise déchirée et son pantalon de velours brûlé, ouvre les linges qui enveloppent le petit malade, le dénude prestement et le pose à même l'enclume.
D'emblée, le froid de l'acier lui pénètre le dos et le fait suffoquer. Alors, frappé d'un insolite courroux, le visage de Roc se durcit, ses yeux menacent et chacun de ses gestes prend une ampleur brutale.
Terrorisé, souffrant deux douleurs, l'enfant ne cesse de fixer ce masque effrayant qui, à présent, le fascine et contraint ses sanglots. Affolée la mère va le reprendre pour le protéger, mais Roc l'atteint à son tour avec ce regard qui les broie tous.
- - Tenez-le fermement... par les épaules, ordonne-t-il au père.
- Le petit subit l'enclume glacée, la chaleur mouvante du foyer proche et la sourde violence de cet homme nimbé par la fumée de la forge. Pourtant dans son corps, le mal s'apaise peu à peu, et bientôt il ne souffre plus que du griffement des ongles de son père. Mais il ne pleure pas.
Pétrifiée, la femme reste sur un dernier souffle et c'est miracle que son coeur continue à battre avec aussi peu.
Alors, silence dans le silence, la Benette entre et s'immobilise devant cette scène inquiétante qui peint aussitôt sur son visage une vive rougeur de crainte.
Et, au moment où l'enfant paraît le plus confiant, Roc rugit soudain à la façon d'un animal sauvage arrivé à l'instant propice de vaincre la proie guettée depuis un moment. D'un coup sec, il arrache sa chemise... dans un crissement l'étoffe file laissant jaillir son torse de bronze, aux forces nouées. Ses mains saisissent la plus lourde des masses. Il la lève hautement et se dresse encore sur la pointe des pieds afin de lui préparer une plus longue course... puis il l'abat sur le ventre du convulsé en jetant une hurlée si tranchante qu'elle fend le coeur de tous ceux qui voient et écoutent.
Instinctivement, le père tire à lui son fils qui se recroqueville comme un hérisson menacé, mais, reprenant le dessus, sa volonté d'homme l'aide à se maîtriser afin de participer jusqu'au bout à ce simulacre qu'on lui a longuement décrit... La mère s'écroule, le visage contre le sol rouillé... La Benette plaque une main sur sa poitrine et la presse pour modérer de confuses émotions.
La tête de la masse va atteindre le ventre, lorsque, d'une violente crispation de muscles, Roc bloque net son geste, et termine la chute meurtrière en un léger frôlement contre la peau du supplicié, lui dénouant enfin de spasmodiques cris de frayeur qui sont sa délivrance mais vont se prolonger en morsures dans l'échine des curieux horrifiés, à l'affût derrière le mur fissuré.
C'est tout.
Hâtivement, le père roule l'enfant dans ses linges. La mère se relève et sanglote. A présent que leur fils vient d'être sauvé par la commotion, ils ne pensent qu'à fuir. Une fois dehors, ils chancellent, éblouis comme surpris de retrouver un monde oublié, mais ils reprennent vite conscience et montent dans le tilbury, le père, délivré aussi, fouette le cheval comme si ce dernier était cause de la peur qu'il vient d'avoir. Il frappe nerveusement et jure tel un charretier.
Adossé au foyer, Roc reste immobile, bras croisés, paupières plissées, lèvres durcies. Soudain, il frémit : une lente et douce caresse court sur son bras... Un souffle léger frôle sa peau...
Baissant la tête, il voit, n'osant sourire, le visage de la Benette et, l'homme sauvage, le presque bourreau, se laisse aller à lui offrir le sourire qu'elle quémande. Puis il se reprend, veut la repousser, mais il est dompté par cette joue satinée, qui glisse sur son torse, où le poil s'épaissit noir sur ocre.
- - Toi... fort... murmure la Benette en appuyant ses lèvres brûlantes là où elle entend battre violemment le coeur de Roc.
- Cette peau ferme et souple lui laisse un fort goût de sel, mais remarque-t-elle l'imperceptible senteur de soufre qui est le fond tenace de son odeur d'... homme ?
Cette nuit-là le temps mou s'étiole, et, sur le coup de quatre heures, au moment où la balance nocturne retourne le noir telle une crêpe afin de présenter son autre face au jour proche, la nuit, comme prise d'une méchante humeur, se fait crocs et glace. Et c'est cette verticale chute du froid qui verse sur les Brandes une coiffe de gel épaisse de vingt degrés... Jamais, de mémoire d'anciens, pareille calamité ne s'est ainsi produite de par leur passé. Des hivers de neige, certes... Des froidures tenaces, assurément... quelques semaines voire des mois en dessous de zéro, bien sûr, c'est naturel en saison, mais moins vingt degrés aussi vivement arrivés, n'est-ce pas douleur pour le corps et inquiétude pour l'esprit ?
Les sapins de Tournevire, de Brandelou et de la Sarronières, à la chair si réputée que l'on vient de fort loin les acheter sur pied, de confiance, éclatent quasiment tous comme bouquets de pétards à dix sous. On dirait qu'une bataille à la Napoléon se livre par là, et ces lointains tirs et contre-tirs, dont les échos guerroient encore longuement à travers lande, atteignent chacun aux Brandes, car c'est l'anéantissement du principal revenu communal.
Double, triple, et plus encore, sont les malheurs dans leur détail. Tenez, rien que les moutons à Graverault, restant gelés sur place dans leur pacage des Bordes !...
Lorsque au matin leur maître les découvre, roulés telles des pelotes sales, il pense d'abord que leur laine les a préservés des morsures sournoises, et qu'ils se tassent ainsi sur eux-mêmes afin de mieux emprisonner la chaleur de leur sang... mais il se trompe, ce ne sont plus que moutons sans vie, durs comme des jouets de bois...
Et encore !... le vieux Lyneste qui loge seul dans sa masure s'émiettant telle une miche laissée à toutes les faims du ciel... on le retrouve dans la maigre limousine sous forme d'un long pain d'homme raide, si bien que ceux qui le sortent de là ont l'impression de desceller le gisant de pierre d'un des prieurs d'Angillon... Quant au bétail, sans la chaleur bénie des étables, les bouchers et charcutiers de tout le canton eussent pu faire provision de viande et de saucisses pour un bon mois, si ce n'est deux...
Sans relâche, durant sept interminables jours, ce froid herse les Brandes. Sept jours pleins, avec chacun leur ombre de nuit, durant lesquels Roc ne forge pas, non que cela lui soit impossible -, pour un tel homme, dites-moi ce qui l'est 1 - puisque la forge rougeoie sans cesse, réchauffant les regards des rares passants, mais tout simplement parce qu'il ne désire pas travailler. Sept jours trop rapides pour la Benette qui, accroupie devant lui, adossé au foyer, le contemple inlassablement, émerveillée par ce titan immobile semblant tirer sa vie des flammes mêmes.
Mais quoi de surnaturel dans le froid prenant colère ? Quoi d'anormal dans le silence d'une forge si son maître entend chômer ? Ce n'est que naturel. Pourtant, personne ne manque de remarquer que le froid cesse juste le huitième matin à dix heures, lorsque Roc empoignant sa masse, redonne voix à l'enclume. Et ceci greffé juste sur une étonnante visite... mais écoutez, la chose mérite plus de deux mots...
Vers neuf heures, un coupé amène trois hommes aux Brandes. Trois hommes pleins d'autorité, gibus et tout. L'un d'eux n'est autre que le sous-préfet en personne... Le maire, qui se trouve justement sur le passage de la voiture, le reconnaît sans peine et salue avec autant de surprise que de déférence. Que vient faire ici un tel personnage ? Et la municipalité qui n'a pas été avisée de cette venue !... et lui qui n'a même pas mis son écharpe tricolore pour le recevoir !... Mais l'attelage ne se rend pas à la mairie, il s'arrête juste à hauteur de l'auberge, devant laquelle la Graubois vide un seau de cendres afin de rendre moins glissant l'accès de la salle. L'un des voyageurs, maigrelet, le visage bourré de tics qui compromettent l'équilibre instable de ses besicles papillonnant sur son nez en feuille de saule, s'adresse poliment à la femme, éberluée de se sentir soudain le point de mire de ces gens-là.
- - Où se trouve la forge du village ?... demande-t-il.
- Elle l'indique d'un chiche coup de menton, à croire sa langue gelée. Et voilà que, sur le même ton poli, le maigrichon, rajustant frileusement le col de sa redingote autour de son cou, lui fait la remarque que ce froid épouvantable est vraiment surprenant... car à une lieue de là, la température est bien plus clémente... A l'en croire l'hiver ne se manifeste qu'aux Brandes. D'ailleurs, à voir ces messieurs seulement vêtus d'une simple redingote, grelottant à souhait avec sérieux, elle comprend que ce n'est pas là propos en forme de sornette.
Une fois la voiture repartie, la Graubois, tenaillée par son indomptable curiosité, s'empresse d'envoyer son homme épier aux abords de la forge. Alors, docile, et, ma foi, ravi de l'aubaine, l'aubergiste se hâte d'aller prendre son poste à l'une des fissures de la forge où il arrive juste pour entendre cette phrase étonnante, dite par un des hommes en redingote que la chaleur régnant là, dégèle.
- - Alors, c'est donc vous le fameux Roc ?... Votre réputation nous est parvenue et nous avons absolument besoin de vos services...
- Tous les trois tendent la main à tour de rôle et serrent celle de Roc, avec une considération pour le moins surprenante vis-à-vis d'un forgeron aux mains sales. Graubois voit ensuite le maigrichon dérouler un large rouleau de papier et distingue des dessins compliqués dont il ne peut saisir ni le sens ni les formes.
Ils restent là une bonne heure à palabrer avec Roc, nullement gêné par l'importance de ces dignes messieurs qui emploient avec aisance des mots barbares et dont le ton officiel fait traîner le moindre propos. A voir la sûre attitude du forgeron, Graubois comprend que ce dernier sait déjà depuis longtemps ce qu'on attend de lui et se contente d'acquiescer à tout... Toujours oui, jamais non. Seulement, l'aubergiste en est pour ses frais, car, à part les compliments de début, il n'entend pas net, mais par contre, une sournoise cinglure de froid l'oppresse soudain si violemment qu'il a juste le temps et la force de rentrer chez lui.
Là, sa femme l'oblige à se coucher, et, c'est mieux ainsi tant il grelotte et chavirent ses yeux. Tout en faisant reproche au malheureux d'avoir voulu pousser sa curiosité trop loin, au détriment de sa santé, elle étale sur lui trois couettes qu'elle tapote sans cesse pour obliger la chaleur à se répandre plus vite. Toujours est-il que pour lui les événements se déroulent à contresens : les trois messieurs repartis, Roc réveille l'enclume ; le gel cesse aussitôt, et, lui, trépasse de froid dans la soirée, à la grande douleur de la Graubois, hébétée, et à l'incommensurable stupeur du barreur de "pneumonie" venu en hâte couper le mal à l'aide de son secret, dans lequel il a une confiance aveugle puisqu'il le tient directement de son père et qu'il s'est livré lui-même, jusqu'en ses plus petits détails au rituel de transmission, notamment en étouffant une taupe mâle entre ses mains au premier rayon du soleil levant d'un mois de mai... ce qui est tout dire. Son premier échec, prétend-il en fuyant la veuve dont la douleur, se chargeant de colère, risque de se retourner contre lui.
Et c'est cet incessant vacarme de martelage. Et l'arrivée de ce tenace brouillard humide, presque plus pénible que le froid d'avant qui était à l'état de diamant pur. Un temps de Noël au balcon stagne sur les Brandes oppressées par ces épaisses vapeurs venues là comme pour dissimuler quelques méfaits.
Durant un mois Roc fracasse le métal, oeuvre de jour comme de nuit et forge et contre-forge... On jurerait qu'il n'y a pas un, mais plusieurs Roc se relayant sans cesse. Seulement, personne n'est assez courageux pour aller s'en rendre compte sur place, la témérité punie de Graubois sert trop de leçon à tous.
Et c'est cette épidémie de fièvre braisant vif. Elle frappe les enfants ! Il en meurt trois, coup sur coup, de semblable façon : la peau du ventre, de la poitrine et du visage comme passée, brûlée au fer rouge... Des brassées de douleurs pour les petits... Des seaux de pleurs pour les parents... et des bottées d'imprécations à peine retenues contre ce Roc.
Les médecins venus de Salbris, d'Aubigny et d'Angillon, ont beau palper, peser leurs mots et donner des drogues, ils montrent autant d'impuissance que leurs pendants de la campagne qui n'ont ni leur instruction ni leurs moyens : ces coupeurs de maux, soulageurs et autres traîne-secrets... Rien n'y fait, et on est bien obligé de les mettre tous dans le même sac si bien que le latin des uns et les dons des autres en sortent effrités par l'échec.
Et pendant que ces malheurs bouleversent les Brandes, Roc dirige inlassablement son vacarme. Et personne ne verra jamais que, lorsqu'il regarde la Benette, fascinée par les gerbes étincelantes de son labeur, une noire flamme de tristesse se pose sur son visage empourpré.
Le mois achevé, on voit arriver par la route de Presly un vaste tombereau vide. Six chevaux robustes le tirent. Il transporte six hommes vigoureux, fort en peine de leurs mains inoccupées et de leurs bras ballants. Et on voit bien qu'ils ne demandent qu'à travailler afin de satisfaire leurs muscles en attente. Si bien que d'aucuns croient qu'ils viennent pour emporter la cloche de l'église.
Mais l'attelage et son chargement de forces humaines s'arrêtent devant la forge, silencieuse depuis le matin au point que les voisins se sont longtemps encore mis un doigt dans l'oreille, le secouant pour la réveiller car ils pensaient qu'elle était seulement fatiguée d'avoir recueilli trop de ces sons qui continuaient peut-être réellement à se faire encore, sans qu'elle puisse avoir le courage de les ramener à elle.
Les hommes sautent alertement du véhicule et, gaillards, prêts à tout démonter, à tout emporter, entrent un à un chez Roc... Mais ils ressortent domptés par un lourd panneau de porte en fer massif renforcé de nervures épaisses, sinueuses, courant partout telles des artères gonflées ; orné de longs doigts qui sont les gonds crochus; de nez mobiles, qui sont les verrous gros comme des bras et cette dent unique dépassant de la serrure dont le coffret volumineux donne à imaginer un mécanisme compliqué...
Ils n'en sortent pas qu'une, mais deux, trois, six, dix... C'est proprement incroyable ! Chaque porte est si lourde que les hommes ahanent et soufflent comme des boeufs tirant une charrue à douze socs. Mais ce n'est pas tout, viennent ensuite des grilles immenses aux barreaux carrés et si étonnamment entrelacés que l'on jurerait un noeud de serpents surpris au moment du frai et aplati par la chute d'un mur de lourds moellons.
Lorsque deux des portes et une des grilles sont chargées sur le tombereau, c'est à ce dernier de gémir en craquant de partout.
- - Sacrebleu, jure le chef d'équipe, il faudra faire de nombreux voyages. Comment cet homme-là a-t-il pu accomplir une telle besogne ? On m'a dit qu'il n'y aurait pas grand-chose de prêt, et voilà que déjà tout est terminé !...
- Et, sur un rire qui ne se veut pas dupe, il s'adresse à ceux des Brandes se trouvant là, stupides devant un tel travail :
- - ... Dites, les gars, je parie que pour aider votre forgeron à garder sa réputation, vous avez tous mis la main à l'ouvrage...
- A cela personne ne répond, mais chacun s'empresse de rentrer chez soi afin de ne pas se trouver mêlé à une telle étrangeté portant à son comble leurs craintes et leur haine vis-à-vis de cet assouplisseur de fer : Roc forgeant seul une montagne de portes et de grilles massives sans que l'ont ait vu entrer chez lui un gramme de métal brut !...
Une fois les hommes partis, le forgeron referme la porte et, s'accoudant sur l'enclume, tête entre les mains, plie lentement ses jambes, s'agenouille comme malgré lui sur la poussière encore tiède et, dans cette position d'animal épuisé, s'endort.
Alors, exténuée d'avoir veillé durant le labeur de Roc, la Benette s'allonge près de lui et prend une de ses longues mains fiévreuses qu'elle glisse sous sa joue fraîche, en guise d'appui.
Ce clapotis... ce léger clappement liquide, ayant pris la place enfin vide des habituels bruits de la forge, ne sont tout juste que failles dans le silence et pourtant ils parviennent peu à peu à tirer Roc de son puissant sommeil agenouillé d'homme d'airain.
D'abord, il déporte son poids d'un genou sur l'autre, et, d'une aspirée plus forte, ramène un bref soupir qui, s'échappant, fait un instant cesser ces pétillements d'eau. Puis la vie revient. Alors, entrouvrant ses paupières, il voit...
Face au foyer, assoupi lui aussi mais rougeoyant, accroupie devant le grand seau d'où jaillit le raide bouquet des pinces aidant à la torture du métal, la Benette prend mesurément l'eau grise dans ses creux de main réunis et s'en baigne le visage.
Le clapotis est la plainte du liquide puisé par cette conque menue ; le clappement est la rencontre d'entre eau et peau. Immobile, feignant le profond sommeil, se sachant insoupçonné, Roc épie la fille et s'éveille à un croissant plaisir.
La Benette passe lentement l'eau sur son visage qui reflète l'ombre rousse des braises en langueurs ; on la croirait atteinte d'une fièvre qu'elle tenterait d'apaiser avec cette fraîcheur liquide. Battant le vide, ses longs cheveux clairs la gênent et se collent à ses joues mouillées. Patiemment, elle les ramène sur sa tête en une touffe qu'elle attache avec un lien de chanvre traînant à terre telle une brindille d'or pâle posée là juste et uniquement pour cet usage.
Roc voit ce long cou frêle sur lequel la main fine fait couler l'eau que colore le foyer et il retient un souffle aigu qui risque de rayer cette image l'atteignant dans son profond. Et ainsi, à vouloir dompter les rapides élans de sa carcasse humaine, son coeur s'émeut à double brassée.
Ne se sachant pas épiée, la Benette écarte son corsage effrangé et dénude une de ses épaules qu'elle caresse de la joue, provoquant de légers soupirs. Puis, déboutonnant sa robe, elle retire son bras de la manche qui l'emprisonne.
Roc voit ce grêle bras nu... Il voit cette main gracile se poser sur l'autre épaule encore sous l'étoffe... Il voit ces longs doigts remonter lentement vers le cou et le presser pendant que la tête joue à se défendre de cette emprise voulue. Dépassée par le plaisir accouru en elle, Benette soupire avec moins de retenue. Et, meurtri par son propre trouble, Roc peine à se maîtriser.
Puis Benette murmure : "Roc... Roc..." Deux flèches dans le coeur du forgeron dont c'est pourtant le nom.
Alors Roc se sent si bien à la place de cette minuscule main, que la sienne, énorme, se met à serrer avec force son propre avant-bras qui a juste la grosseur du cou de la Benette. Il serre tant que s'il tenait ainsi la gorge de la gamine il la briserait net... Cette pensée l'arrête aussitôt.
Comment la Benette devinerait-elle cette torture secrète qu'elle inflige sans le vouloir à l'homme apparemment en sommeil ?... Aussi, jouant toujours avec son plaisir, continue-t-elle à se dénuder.
Rejetant l'étoffe, voilà une autre épaule... voilà son autre bras... Dans la pénombre, ses contours, ciselés d'une fine ourlure rouge, flagellent Roc.
Le corsage n'est bientôt plus autour de sa taille fine qu'une ceinture bouffante. Elle est si mince, cette petite déjà si menue, et le forgeron a tellement envie de l'étreindre à cet endroit, qu'il ne peut s'empêcher de poser sa main sur son muscle de bras et de l'étreindre avec la fougue qu'il apporterait à posséder cette taille fragile.
Le mieux pour lui serait de clore tout de suite paupières et pensées, mais qui a corps, jambes et bras d'homme vigoureux ne saurait se résigner devant un tel mets... Il faut y goûter, c'est nourriture des sens... Et Roc ressent depuis si longtemps appétit pour cette fille que lui vient le soudain besoin d'en manger une bonne fois.
A cette idée, il soupire si goulûment que, surprise, la Benette se retourne. Tout de suite elle aperçoit, par la fente des paupières, le trait phosphorescent de ses pupilles. Alors, pour seule défense, elle porte ses deux mains sur sa poitrine nue dont la brève vue bouleverse le forgeron pourtant immobile, inquiétant comme un rapace sûr de sa prise.
La Benette a si peur qu'elle se jette de tout son long sur la poussière de la forge et y niche son visage à même.
- - Non... gémit-elle... non...
- Mais, proie déjà vaincue, elle commence à ramper vers Roc, agenouillé et muet, l'attendant en maître. Elle relève souvent son visage sali et, de lui voir ce masque d'écailles de fer ajoutant au mystère de son âme confuse, avive le désir de l'homme.
Le lien de chanvre se défait, les cheveux se répandent à flot sur les épaules nues. Elle se redresse... Ses deux petits fruits de femme, souillés sur le dessus, se renflent, fermes et provocants... Le ventre paraît déjà taraudé par ce moment vers lequel elle va sans que rien puisse l'en empêcher.
Maintenant qu'elle se trouve proche, ses pleurs se tressent avec un sourire quêtant l'indulgence. Oui, elle a grande frayeur et, tout à la fois, elle est portée par l'irrésistible envie de Roc. Et, lorsque enfin, après avoir prononcé un "Roc" avide, elle atteint l'homme, celui-ci referme ses paupières.
Le corps de la Benette se dresse un instant avant de s'abattre dans les bras tendus qui, aussitôt possesseurs, sanglent ce jeune animal, venu de lui-même se jeter dans son désir.
A présent qu'il a, par force, obéi à l'instinct des hommes, Roc met un long moment à se regagner lui-même. Il lui semble avoir quitté son invincibilité au point de se sentir dépouillé de toute puissance. Aussi, pour la retrouver plus aisément, se lève-t-il d'un bond, s'écartant vivement de cette fille qui a réussi à trouver une faiblesse en lui... la seule.
Allant rapidement au foyer, il ranime la braise, y jette la première ferraille que sa main rencontre, la retire à peine tiède et, l'ayant posée sur l'enclume, entreprend de l'écrouir à fulgurants coups de masse qui tentent vainement de reforger cette brisure d'un moment.
Le vacarme de la colère de Roc aide la Benette à revenir de ce bouleversant lointain façonné par leur désir à tous deux. En elle, s'attiédissent braises et douleurs... force et douceur. Le choc a été si puissant, qu'atteinte, sa quiète folie commence à chanceler... Ah ! cette déconcertante impression de passer du simple au multiple... De rien à tout...
Et la voilà, devant l'infinie ramification des choses qui se dévoilent à elle avec profusion, zébrant à coups de lanière sa raison paresseuse : d'abord cette flamme montant du foyer... cette flamme qui, avant ce choc entre elle et Roc, n'était qu'un bouquet aux chaudes couleurs, est bien plus belle qu'elle ne croyait, mais encore bien moins qu'elle ne comprend peu à peu... Et cette immense forge au centre de laquelle elle se retrouve soudain si petite, avec des yeux qui happent une effervescente vie !... Avant, elle la voyait si vide, avec ses seuls voiles sombres ou pourpres selon le vouloir de cette flamme maintenant devinée. D'où lui vient cette subite métamorphose ? Et, à ce moment, à cette seule question, un flot de mots qu'elle n'a jamais appris mais dont le sens lui paraît tout de suite familier, emplit sa tête... Tant d'autres mots aussi qu'avec, elle pourrait tisser des phrases à n'en plus finir... décrire non seulement les mille facettes de ce qu'elle voit, mais, surtout, ce qu'elle ressent... Des mots à offrir à Roc.
Ses regards caressent le forgeron et là où, jusqu'ici, elle n'avait vu que pouvoir de commander le feu, seul élément vital de son existence de simple, elle délie un à un les merveilleux mystères qui font de l'homme choisi le dieu de celle qui l'aime.
Là où n'étaient que rude silhouette et cruels traits de paupières, elle distingue souffle et coeur ; force et faiblesse; rudesse et tendresse. Bientôt, pour elle, Roc n'est plus le maître du feu... c'est simplement et prodigieusement l'homme...
- - Merci, Roc... murmure-t-elle, en tombant la face contre le sol, ensevelie sous un bonheur brutal.
- Alors, à la découvrir ainsi sortant du chaos, Roc ressent pour la première fois grande joie et immense amertume.
Denys, le premier, remarque la chose. Cet après-midi-là, comme le veut sa fonction, il bat avec indifférence le tambour sur la place des Brandes et finit d'annoncer la vente aux chandelles d'un mobilier à Sainte-Montaine, le village voisin, lorsqu'il aperçoit la Benette agenouillée sur la margelle du puits commun, se penchant plus que de raison vers le trou. Craignant qu'elle ne fasse inconsciemment une mauvaise chute, il s'empresse d'aller la ceinturer et la ramène dans une position moins périlleuse.
La fille tire un seau d'eau pour la forge. Denys l'aide et en profite pour la sermonner avec les mots dont on use d'accoutumée avec elle, c'est-à-dire ceux tout juste bons à faire entendre raison à un enfant de deux ans.
Mais l'ayant regardée, il cesse brusquement ce verbiage gesticulé qui devrait avant tout lui donner l'occasion de se moquer proprement de lui-même. Il s'arrête parce que le regard clair de la Benette, dépouillé de son habituelle absence, vit comme le vôtre et le mien.
Cette constatation, lui rembobinant au fond de la gorge langue et sermon, l'oblige à béer au point que, des deux, c'est lui qui paraît le plus benêt... et il faut avouer qu'il y a de quoi l'être car les yeux de la demeurée rient et chantent, ou tout comme... Ce n'est plus un regard plein de vertiges forçant le vôtre à chavirer, mais un regard clair posé en équilibre, où chaque oeil porte un poids égal de raisonnement.
Et soudain, elle parle. Sa voix est pure, quasiment neuve.
- - Merci... merci beaucoup, dit-elle rendant chaque mot transparent et léger, merci, mais j'aurais pu remonter mon seau toute seule. vous savez, j'en ai l'habitude.
- Voilà ce qu'elle dit, d'une traite, avec une voix d'argent, en offrant de surcroît un brillant et gentil sourire reconnaissant. Et elle laisse là son interlocuteur qui, n'en croyant pas ses oreilles, mâche en retour des mots lourds qui, se prenant dans ses moustaches aux poils collés de soupe séchée, trébuchent à le rendre bêta.
Il la regarde partir vers la forge à Roc, éberlué comme si l'un des saints de plâtre de l'église proche était subitement sorti pour dégourdir ses membres raides et, à cette occasion, venait de lui adresser la parole en latin.
Peu après, c'est Courli, le boulanger, qui entend la Benette lui demander clairement une tourte de cinq livres et la voit compter minutieusement la monnaie qu'il lui rend. Même que sa femme, témoin de la chose, n'ose lui conseiller de fausser la somme à leur avantage, selon leur vieille habitude.
Jusqu'à la Graubois, elle-même, qui recueille au passage un : "Bonjour" pourtant léger comme une plume d'hirondelle, mais qu'elle reçoit tel un coup de bombarde tant est grande sa stupeur.
C'en est trop, l'événement se colporte et tout un chacun est bien obligé de convenir que cette simplette a dû être touchée par quelque grâce mystérieuse, sans doute de mauvais aloi, et qu'il est grand temps de se défendre avant que... Mais personne ne pense au plus simple des miracles... celui, foudroyant, provoqué par l'amour... Bien au contraire, ne voyant là qu'un nouveau méfait de ce Roc inquiétant, cet inattendu jaillissement de raison les entraîne à déraisonner à leur tour.
Depuis qu'elle est veuve par la faute de sa curiosité, la Graubois porte une telle haine au forgeron que rien ne saurait la calmer lorsqu'il s'agit de médire contre lui. Et vous pensez si en cette occasion elle trouve matière à la repaître. Telle une grosse mouche bleue zinzonnant d'une vitre à l'autre, prisonnière de l'étroitesse d'une pièce close, la femme pérore d'une porte à l'autre des Brandes, faisant plus de bruit à elle seule que les trente feux du village réunis un jour de fête.
Elle raccroche un bon public et ses paroles, reconnues d'or, tombent juste car elle sait la manière de dire tout haut ce que chacun pense et n'ose exprimer. La voilà donc, bien que portant jupon, menant la ronde des volontés disparates et hésitantes qu'elle réunit en un tour de langue afin d'en humer un faisceau actif dont elle brandit fielleusement la puissance.
En bout de journée, elle a réuni son monde et rassemblé le puzzle de tout ce que les Brandes comptent de vaillance. Ils sont trente hommes l'écoutant, sentant monter en eux un sourd courage de justicier qui n'est pas le leur mais celui de cette virulente commère.
- - Nous ne voulons pas de ce forgeron de malheur, glapit-elle.
- "Et qui en voudrait ?..." murmurent-ils entre eux en se regardant les uns les autres afin de s'approuver sans s'engager plus.
- - vous ne voyez donc pas, hurle-t-elle, que ses méchancetés lui sortent par la bouche et les yeux... c'est un vrai Jean-patte-de-loup... et qui sait si ce n'est pas ?...
- "Elle a raison..." acquiescent les hommes que cette image, subtilement glissée dans leurs pensées, réveille et étreint soudain.
- - Après les calamités, persifle la Graubois, assurée de réussir à faire bouillir la colère de ceux-là qui l'écoutent de plus en plus tendus... il y a eu les morts, après les morts, il y a eu la preuve de son pouvoir dans le changement de la Benette... C'est sans doute sa façon de la récompenser cette... cette diablesse...
- Elle a trouvé les mots, et, aussi, trouvé les gestes. Pour mettre adroitement en relief le danger proche, elle va entrebâiller la porte de la salle et regarde avec retenue vers la forge à Roc comme si elle craignait d'avoir été entendue.
"C'est vrai... elle a raison..." répètent les hommes fouettés par son manège.
- - ... Toi, Vairon... continue-t-elle, en baissant la voix et après avoir refermé la porte avec précaution... et vous, Denys... et toi, Gerly... Vous tous méfiez-vous... s'il a redonné la raison à cette simplette, c'est que, d'un moment à l'autre, il va faire l'inverse sur vous... Tu te vois devenir idiot, Germain?... et vous, Laurent?... Courli ?... et surtout toi, Didier ?...
- Ah ! ça non, ils ne tiennent pas à devenir les idiots des Brandes. Ils se sont trop moqués et se sont montrés trop impitoyables avec défunt Malot, le bancal d'esprit d'avant la Benette. Ah ! non ! recevoir des quolibets, voire des pierres, ou jouer les chiens errants, ne leur convient pas du tout. Aussi, lorsque l'aubergiste, jugeant le moment propice, demande à tous de chasser Roc immédiatement sans perdre de temps, quitte à employer la force, brandissent-ils le poing en signe d'assentiment.
Elle va alors au fond de la salle, où, contre le mur, parade le fusil de son défunt. Gaillardement, elle monte sur la banquette et décroche l'arme qu'elle tend au cantonnier.
- - Tiens, Gerly, dit-elle, essoufflée, prends-le et remplace mon homme... fais ça pour lui et surtout pour toi...
- Devant les autres, que ce choix soulage, Gerly est bien obligé d'obéir. Il prend le fusil avec sa main gauche et le balance bêtement à croire qu'il n'en a jamais tenu un de sa vie, lui, qui pourtant braconne comme il respire. Mais le geste est fait. A voir le cantonnier armé, les oblige à penser que mieux vaut tenir fusil que stérile complot. Courant chez eux, tous s'arment à leur tour et se regroupent en une belle grappe de colère que la Graubois mène contre la forge.
Ayant longé l'église, les hommes sentent pourtant, à mesure qu'ils se rapprochent de la forge, vaciller cette flambée de colère qui n'est pas entièrement la leur.
Mais la Graubois a prévu la chose, aussi rapplique-t-elle sur leurs talons et verse-t-elle à pleine oreille des encouragements qui remettent en eux énergie et courage. Elle apporte bien plus d'élan à remplir ces oreilles, la gredine, qu'à remplir jusqu'à ras bord, dans ses rares moments de générosité, les verres de piquette, n'en perdant qu'une toute petite goutte sur la table, juste ce qui est nécessaire pour bien marquer l'intention.
Les tilleuls de la place atteints, ils se trouvent en vue de l'antre de Roc - car c'est ainsi qu'ils ont fini par s'imaginer la forge de défunt Christophe: un antre mystérieux, où cet homme, que l'on ne connaît ni d'Adam ni d'Eve, forge un métal que l'un ne voit jamais arriver... mate les maladies des enfants d'ailleurs, tout en provoquant la mort de ceux-ci... fait le chaud aussi aisément que le froid, et, pour comble, enlève du jour au lendemain la folie à une que tout destinait à rester ainsi sa vie durant.
Et, cette fois encore, ces pensées inquiétantes renforcent leur prudence native. Ils se sentent freinés par à-coups, à la façon d'une roue entravée par un bâton étourdi happé sur la route. En voilà donc deux, puis trois, et d'autres encore, qui s'embusquent derrière les arbres ventrus. Pour mieux cacher leur lâcheté, les uns prennent mine de conspirateurs ; les autres, air de bravade... Les jambes leur manquent enfin à un tel point qu'ils ne peuvent réprimer la pensée que Roc est peut-être en train de leur jeter un maléfice, transformant cette partie de vengeance en mauvaise affaire pour eux.
C'est alors que Gerly, qui, pour se donner du coeur à l'ouvrage, a bu en cachette plusieurs goulées d'eau-de-vie, reprend entièrement à son compte la rancoeur de la Graubois et termine seul dans la cour de la forge. Une fois là, il brandit son fusil et hurle, menant à lui seul autant de tapage que dix colères se superposant.
- - Nous voulons que tu partes, forgeron.., braille-t-il, pars tout de suite, forgeron maudit...
- Il crie avec tant de véhémence que dans sa tête les bulles d'alcool fusent, y éclatent sec tels de gros pétards neufs et que, malgré lui, ses cris le poussent encore de quelques pas. Sans doute se croit-il suivi, soutenu, par les autres maintenant à l'abri et peu rassurés par la soudaine témérité du cantonnier. Quant à la Graubois, qui n'a plus l'esprit à juger couards et hésitants, elle se tient immobile entre Vairon et Courli et ne souffle mot. Tous trois sont montés sur le banc de pierre. Indécis, les deux hommes n'osent avouer devant la femme leurs craintes de voir fondre sur eux le courroux de Roc, provoqué avec tant de légèreté par cet inconscient de Gerly dont ils devinent l'état anormal.
Pour un rien, ils abandonneraient ce projet trop hardi qui demanderait bien plus de réflexion, de préparation, et ils retourneraient sans se faire prier, l'un à son établi moins échardeur, l'autre à son four bien moins chaud, tout compte fait, que cette brûlante affaire... Ah ! s'ils avaient su... Mais la porte de la forge s'entrebâille, laissant passer non Roc irrité mais la Benette étonnée. Elle descend du seuil et, confiante, s'approche de Gerly qui s'en prend aussitôt à elle :
- - Faut que tu partes aussi... vermine du diable...
- Cela n'empêche nullement la fille d'aller au plus près de l'énergumène qu'elle regarde avec douceur, droit dans les yeux.
- - Pourquoi ?... lui demande-t-elle de cette incroyable voix limpide qui, tout à l'heure, a fait déborder le venin de la Graubois... pourquoi criez-vous contre Roc ? Que lui reprochez-vous ? dites-le moi... si je peux vous aider, je le ferai... il m'écoute toujours Roc...
- Et, afin de l'obliger au calme, elle pose sa petite main sur le bras agité de Gerly<, qui dirige partout son arme, menaçant de détruire la Sologne entière.
- - ... Prenez garde, continue-t-elle, après un bref sursaut de crainte, vous pourriez tirer et atteindre quelqu'un...
- Tant mieux, rugit le cantonnier qui n'est plus lui-même, et si je tire ce sera sur ton satan de Roc... et aussi sur toi, si tu ne t'en vas pas...
- Son ivresse lui donne une audace si brutale qu'il écarte la fille d'une rude gifle. Alors, brusquement grande ouverte, la porte de la forge laisse paraître Roc, torse nu, nimbé d'une prodigieuse lumière de feu.
Le forgeron semble jaillir d'un tréfonds enflammé, et son immobilité est à elle seule plus impressionnante que ne pourraient l'être les pires gestes de menace.
Gerly en reçoit un tel choc que, soufflées par l'émotion, les vapeurs d'alcool l'abandonnent, le laissant désarmé devant l'homme qu'il est venu imprudemment provoquer. Se retournant, voulant s'encourager avec la présence des autres, et ne les voyant plus, il est atteint par un second coup... Désemparé de se trouver au centre de cette solitude agressive, il laisse tomber son fusil et, faisant demi-tour, s'empresse de fuir car il vient de se rendre compte qu'il a maladroitement mis un pied en enfer.
Hélas pour lui, la malchance le guette sous la forme de ces deux obstacles apparemment insignifiants : une trique de vacher oubliée à terre et, un peu plus loin, juste à sa longueur d'homme, un quelconque tesson de bouteille posé sur son cul, dents en l'air. L'un se prend dans ses pieds et le fait trébucher... l'autre le reçoit et, mieux qu'un voulu coup de hache, lui ouvre promptement la gorge.
De la place, tous voient la chute de Gerly, mais dans la pénombre naissante, ne devinent pas la blessure encore mortelle qu'il vient de cueillir à terre. Il faut que, se relevant, le malheureux pose sa main sur la plaie béante qu'il voudrait refermer, pour voir son sang lui gicler entre les doits et mettre un vaste jabot pourpre sur sa chemise en toile de Cholet rayée.
Aussitôt, chacun ressent la vive douleur du cantonnier et en souffre comme atteint soi-même. Puis Gerly chancelle, s'écroule tel un boeuf assommé par un coup de merlin... Ne pouvant se défendre contre la mort accourue, il retombe lourdement et son corps vigoureux a de brefs soubresauts d'inutile défense.
Roc n'a pas bougé, et personne n'ose aller secourir l'agonisant car ce serait risquer de choir dans un autre des pièges que le forgeron a dû placer partout autour de son bien maudit afin de mieux le défendre.
Seule Benette s'empresse vers le moribond et se penche sur lui. La vue de tout ce sang la bouleverse bien moins que la pensée d'avoir été frappée avec un des derniers et si précieux gestes de vivant de cet homme. Si bien que son émoi se meut en une profonde tristesse qui lui fait implorer Roc silencieux et figé, à le croire seulement peint dans le cadre de la porte.
- - Sauve-le... sauve-le... supplie-t-elle, en s'aidant de ses larmes afin de mieux le fléchir.
- Atterrés, les justiciers des Brandes, témoins impuissants de cette scène de cauchemar, entendent les supplications de la Benette et leur espoir va également, malgré eux, vers celui qu'ils sont venus chasser et qui les épouvante comme jamais... Ce Roc peut sauver Gerly... Que va-t-il faire ? La Graubois, elle-même, se surprend à souhaiter un mouvement de la part du forgeron qui pourtant excite sa haine.
Mais s'animant enfin, le mateur de fer n'a qu'un mot, qu'un geste :
- - Viens...
- Et son bras exige avec une telle autorité que la Benette ne pourrait résister, même si elle le voulait de toutes ses forces.
Roc s'écarte de la porte. Docile, la fille entre. La porte se referme, jetant par-delà la cour et la rue un claquement qui vient éclater au milieu de la place à la façon d'un gros tonnerre. Chaque homme se sent subitement décloué de sa propre angoisse. La Graubois se reprend la première, puis Vairon, puis Denys, puis les autres. Alors le sang perdu de Gerly les attire. L'index en position sur la gâchette de leur fusil, ils n'ont pas à se concerter longtemps pour agir : le sang de Roc, voilà ce qu'ils doivent à celui qui rend sa vie pour eux tous... Et, l'arme agressive, ils avancent d'un pas ferme vers la forge dont la fenêtre entrouverte laisse fuir l'haleine ocre du brasier.
Face à Roc reprenant son travail interrompu, et qui semble ne tenir nul compte de l'agonie de cet homme, la gamine meurtrie, sent que pour le forcer à agir elle doit lui montrer l'immensité de son amour. Aussi se jette-t-elle à genoux et, à pleins bras, étreint une de ses jambes.
- - Roc !... gémit-elle, je t'en supplie, sauve-le...
- Pour toute réponse il secoue brutalement sa jambe et la Benette reçoit les à-coups de ce dur écheveau de muscles raidis qui la repousse.
- - Roc !... crie-t-elle plaintivement, en le lâchant et s'écroulant à terre le visage entre les mains.
- Ses sanglots désespérés jouent avec ses épaules. Roc s'immobilise, regarde cette nuque fragile que dévoilent en s'écartant les longs cheveux balayant la poussière rouillée. Il regarde ce frêle dos rythmant la désespérance ; cette taille fluette... et ses puissantes mains se tendent...
- - Roc... Roc... implore sans répit la fille, à croire que son coeur ne palpite plus qu'à l'impulsion de cette syllabe : Roc... Roc...
- Alors les mains de Roc se font poings et martèlent le vide. Vibrant coup de sentence, son refus tombe, définitif :
- - Non !... cet homme a ce qu'il mérite... il est puni... d'ailleurs je ne peux plus rien pour lui...
- Stupéfaite par la dureté du ton de Roc, la Benette se relève, et, pour la première fois, le toise avec lucidité.
- - Tu n'es donc pas bon, Roc ?... dit-elle, d'une voix lente et insonore.
- Le forgeron clôt un instant les paupières. Elle peut le voir chanceler, puis se reprendre aussitôt avec ce mot qui est pour elle une douleur aiguë :
- - Non... répète-t-il entre ses mâchoires serrées.
- La Benette est alors submergée par un tel désarroi qu'elle espère trouver en elle le pouvoir de sauver l'homme allongé dans la cour. Certaine d'y réussir uniquement avec les élans de son propre coeur, elle va à la porte et sort.
En la voyant s'élancer, Roc pousse un cri, mais il n'a pas le temps de la retenir. Elle a déjà dépassé le bouclier qu'est la porte de chêne.
Et c'est ce chapelet de coups rapides qui, dehors, s'égrènent.
Multiples et brèves lueurs, des copeaux de bruits aigus accueillent son élan et lui sont aussitôt douleur et souffrance: douleur en plein ventre... souffrance en pleine poitrine. Malgré cela, elle avance encore vers celui qu'elle est venue sauver, mais, en regardant, elle voit à sa place ce rang d'hommes, muets, tendus vers elle... De cette étrange barrière de corps dressés immobiles sont partis ces éclairs fulgurants. Et ces lueurs, un instant entrevues, cheminent maintenant en elle avec douleur... Un brouillard se lève, effaçant ses pensées si neuves qui l'abandonnent déjà, une à une... Puis, sous un brusque poids, ses genoux cèdent d'un coup... Assurément, ce doit être Roc qui, honteux de son refus, accourt, la repousse et l'écarte pour enfin sauver l'homme perdant son sang par sa gorge tranchée... Mais pourquoi est-elle prise de vertige et continue-t-elle à glisser dans le vide avec cette vitesse croissante ?... Pourquoi retourne-t-elle dans le trou noir d'avant Roc où la vie n'était qu'une simple flamme ; l'amour, une silhouette de titan ?... Dans son corps passe alors un vent mordant qui la roule sur les cailloux de la cour... Oh ! ce n'est rien... Roc est là qui va s'empresser de la relever, de la consoler... ne guette-t-il pas toujours sa marche ?... n'est-il pas attentif à ses défaillances ? Elle ne voudrait pas émouvoir Roc... Seulement elle a besoin de lui tout de suite car, allongée au plus bas de la terre, elle ne peut se retenir nulle part et continue à tomber de plus en plus vite... Ah ! ce grand fond sombre arrivant sur elle si rapidement qu'elle le touche déjà... Mais !... il la heurte brutalement de tout son immense poids noir !... Oh !... il lui fait si mal !... Oh !... Roc... vite, Roc...
Et le corps menu de la Benette se crispe. Et il n'est plus que dépouille.
Ceux des Brandes restent là, moulés sur place par la stupeur. Ils croyaient, en tirant loin de lui, seulement menacer le forgeron. Ils pensaient seulement l'effrayer... lui donner à comprendre la juste mesure de leur colère, et voilà qu'à sa place, ils viennent de tuer une enfant. Ils ont tous visé le toit, niais, par un mouvement inexplicable, le canon de leur fusil s'est subitement dirigé de lui-même pour lancer le plomb là où maintenant il s'attiédit, après avoir fait germer la mort.
Ils n'ont même pas un geste de recul, lorsque Roc sort, traînant d'une main lasse sa vaste pèlerine noire, le seul bagage qu'on lui connaisse, et qu'il jette sur la Benette morte.
Ils n'ont même pas un mouvement pour s'enfuir, lorsque, en silence, Roc les toise et les dévisage durement l'un après l'autre avant de se baisser pour ramasser la Benette à présent comme ensevelie.
Alors, insouciant du froid, serrant son fardeau contre sa poitrine nue, le forgeron venu d'on ne sait où, baisse la tête pour la première fois, laissant les coupables empalés sur d'effroyables sensations... laissant l'impossible : l'oubli des brèves larmes coulant sur son visage un instant humain, et reprend le chemin ne menant à nulle part.
Derrière les solides barreaux et les massives portes de fer de la nouvelle prison d'Orléans, forgées par Roc en un mois, dix hommes des Brandes, jugés et reconnus coupables, languiront vingt ans et plus, se damnant d'eux-mêmes, rongés par ce sournois mal d'enfer qui est en réalité leur incurable remords.
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