HISTOIRE DE L'AUTOMOBILE
LE PREMIER VOYAGE


Du vrai roman-feuilleton, dans le plus pur style romantique... mitigé d'aventures ! N'oublions pas qu'en France, Jules Verne est au faîte de sa gloire. Mais, longtemps après cet extraordinaire et merveilleux exploit, des spécialistes clamaient encore, affichant leur scepticisme, que c'était trop beau pour être vrai... Il fallut le témoignage de Britsch, l'enquête de Schober et le minutieux, le passionnant travail de Jacques lckx, "Ainsi naquit l'Automobile", pour établir définitivement, face à l'histoire - car ce simple fait divers traduit mieux que deux guerres l'évolution de notre société - la véracité de cette fugue qui faillit ternir le plus heureux des ménages.

Comme tous les inventeurs, Carl Benz traversa avec obstination des années de doute et d'échecs, mais son fardeau fut singulièrement allégé par la collaboration d'une épouse admirable. Au point qu'écrire sa vie serait consacrer la majeure partie de l'oeuvre à Berta, cette charmante compagne, douce et volontaire, qui l'encouragea avec un amour et une confiance mêlés d'entêtement, qui l'obligea sans qu'il s'en rendît compte à aller au-delà de lui-même. Témoin cette anecdote qui nous reporte au soir de la Saint-Sylvestre de 1879. Toute la journée, et la veille, Benz avait lancé le volant du moteur à explosion dessiné et construit dans son petit atelier. Toute autre femme eût manifesté son désappointement. Au contraire, Berta insiste. Quelque chose lui dit qu'il faut recommencer, que ça va marcher. S'il ne se fait pas prier, Carl est bien le moins enthousiaste des deux. Ultimes réglages. On lance à nouveau le volant et... le moteur tourne ! La partie est gagnée. Une minuscule partie comparativement à tout ce qui reste à faire.
Carl Benz perfectionne sans cesse et, bientôt, la famille fait chaque soir la joie de ses voisins en parcourant une demi-douzaine de kilomètres sur la route qui s'éloigne de Mannheim en direction de Weinheim. Les deux fils, Eugtin et Richard, qui conduisent aussi bien que leur père, pérorent devant leurs camarades ébahis.


"Tout va bien", se dit Carl qui fignole selon son tempérament. "Rien n'avance", songe Berta en rongeant son frein de femme active, ambitieuse. Les années quatre-vingts touchent à leur fin. La concurrence progresse (entendez Daimler à Cannstatt). L'intrépide Berta mijote dans le secret de sa cuisine, et avec la complicité de sa progéniture - 15 et 13 ans -, le plus fumant des plans de bataille.
Nous sommes en août 1888. Le trio explique à Carl, le père, qui travaille jusque tard dans la nuit, qu'il partira au petit lever du jour, le lendemain, sur la pointe des pieds, pour se rendre à la gare: en quelque deux heures de train on sera à Pforzheim, histoire de rendre visite aux grands-parents. C'est si plausible que Carl acquiesce sans se douter de quoi que ce soit. Comme on l'a deviné, Berta et ses fils sortent précautionneusement et silencieusement la voiture du hangar, une voiture qui, une fois sur la route, part - si l'on peut dire - au quart de tour, et la folle randonnée commence ! Disons d'abord un mot de cette automobile, Modèle III, qui effectua presque sans encombre mais avec mille péripéties le premier voyage, le tout premier. C'est une trois places: ça tombe bien ! L'aîné au guidon, sa mère à côté de lui, le cadet, promu au grade de mécanicien, en face, tournant le dos à la route. Le moteur est un 1700 cc monocylindrique (l16 x 160 mm), la puissance annoncée est de 3 CV, mais atteint en réalité à peine 2 CV.

Le premier problème qui se posa ne fut point d'ordre mécanique mais cartographique. Par où fallait-il passer ? On opta pour les chemins les plus proches de la voie ferrée que l'on connaissait bien, en évitant le centre de Mannheim afin de ne pas se faire remarquer. De la sorte, on fit par-ci par-là un joli nombre de kilomètres inutiles, mais nul n'aurait contesté aux trois voyageurs l'excuse de manquer d'expérience ! Berta sait peu de chose en mécanique, hormis que le refroidissement est une des clefs de la réussite, et elle surveille les points d'eau. Jusqu'à Weinheim (12 km), pas de problème. A l'entrée d'Heidelberg (17 km de plus), les garçons retendent les chaînes.
A Wiesloch (encore 14 km), on s'arrête chez le pharmacien pour faire le plein de benzol, baptisé alors huile ligroïne. Le pharmacien en possède tout juste deux litres. C'est peu... et dès lors c'est la double chasse à l'eau et au benzol !
Sur la route, l'angoisse est également double : la plupart des montées, pourtant pas bien méchantes, dépassent les possibilités de la première vitesse et les descentes sont trop rapides pour les deux modestes freins à friction. Dans les côtes, la mère et l'aîné sautent en marche et poussent le véhicule cependant que le cadet guide et donne du gaz ! De Bruchsal, on expédie tout de même un télégramme optimiste à Carl. On évite Bretten par erreur, fait un détour par Grotzingen et y gagne des routes plus plates, ce qui n'exclut pas une forte côte aisément vaincue près de Singen.
Puis, à Hohenstein, près de Wilferdingen, c'est la panne en plein soleil. Eugen démonte l'alimentation, vérifie l'allumage et découvre un court-circuit. Il faudrait un morceau de caoutchouc La maman sacrifie une jarretière. Et le moteur repart de plus belle. Que l'on zigzague à droite ou à gauche, on n'évite pas les côtes et, sales de sueur et de graisse, les muscles engourdis par la fatigue, à tour de rôle on pousse encore et toujours, dans la solitude de la nuit. Tout à coup, les lumières de Pforzheim !
Un trajet de plus de 80 km, peut-être 100, en une seule journée. Berta avait atteint son but : prouver que la voiture de son mari était un vrai moyen de transport.
Carl Benz eut de la peine à digérer le succès. Question d'amour-propre. Avant, bien sûr de s'en féliciter. Le retour par le chemin le plus court se déroula sans histoire, encore que l'on fît regarnir les freins chez le cordonnier de Bauschlott. Bizarrement, l'exploit, s'il fit l'admiration momentanée des témoins, passa quasiment inaperçu...